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"Sur la plage de Chesil" de Ian McEwan
Dans le secret des cœurs et des corps
“Ils étaient jeunes, instruits, tous les deux vierges
avant leur nuit de noces, et ils vivaient en des temps où parler
de ses problèmes sexuels était manifestement impossible...
”
Ian McEwan nous fait partager le « moment de vérité
» d’Edward Mayhew et Florence Ponting enfin seuls dans une
vieille auberge du Dorset pour leur nuit de noces. Dans l'Angleterre de
1962 à des années lumières de la révolution
sexuelle moment de vérité rime en fait avec immense malentendu.
Cependant il serait trop confortable de cantonner ce malentendu à
une anecdote historique doublée d’un hiatus social.
Le lecteur, placé dans la position dérangeante du spectateur
impuissant, du voyeur désolé, est d’autant plus mal-à-l’aise
que les deux monologues des personnages demeurent cruellement actuels
dans leur essence. L'alternance des points de vue des deux jeunes gens
qui nous fait plonger dans le secret le plus profond de leurs cœurs,
de leurs espoirs inexprimés car inexprimables, trace les rails
parallèles (qui jamais ne se rejoignent) d’une tragédie
annoncée et inéluctable.
“Des angoisses plus profondes agitaient Florence, et plusieurs fois, durant le voyage depuis Oxford, elle s'était sentie sur le point de prendre son courage à deux mains et d'exprimer ses craintes. Mais ce qui la troublait était inexprimable, et elle pouvait à peine se le représenter. Contrairement à Edward, qui n'éprouvait rien d'autre que le trac du tout jeune marié avant sa nuit de noces, elle était habitée par une terreur viscérale, par un dégoût incoercible, aussi palpable que le mal de mer. La plupart du temps, durant tous ces mois de joyeux préparatifs, elle avait réussi à ignorer cette tache sur son bonheur, mais dès que lui venait la pensée d'une étreinte -elle ne tolérait aucun autre terme - son estomac se nouait, une nausée la prenait à la gorge. Dans un petit guide moderne et optimiste, qui était censé rassurer les jeunes mariées par son ton enjoué, ses points d'exclamation et ses illustrations numérotées, elle était tombée sur tel mot ou telle expression qui lui donnaient un haut-le-coeur : muqueuse vaginale, ou bien ce sinistre gland luisant. Certaines images insultaient son intelligence, surtout celle de l'entrée dans le corps féminin : "Peu avant qu'il n'entre en elle...", ou "Enfin, il entre en elle", ou encore : "Heureusement, dès qu'il est entré en elle..." Serait-elle donc obligée, le moment venu, de se transformer pour Edward en une sorte de portail ou d'antichambre qu'il puisse franchir ? Presque aussi fréquemment revenait ce mot qui n'était synonyme pour elle que de souffrance, de chairs tranchées par une lame : pénétration.”
Aux dégoûts de Florence répond l’excitation
d’Edward avec déjà, pour chacun, l’obligation
sociale de « réussir » cet acte fondateur du couple
dont personne ne leur a donné la clé.
“Le plafond, qu’il trouvait déjà trop bas,
semblait encore se rapprocher de sa tête. De son assiette montait
une odeur écœurante comme l’haleine d’un vieux
chien, qui se mêlait au vent du large. Sans doute était-il
moins heureux qu’il ne se le répétait. Une terrible
tension paralysait ses pensées, ralentissait son élocution,
et il éprouvait une extrême sensation d’inconfort,
comme si son pantalon ou son slip avait rétréci. ”
Et lorsque la réalité leur explose à la figure, le
secret de leur âme reste bien fermé, verrouillé à
l’autre. Lorsqu’une possible invention de l’avenir,
hors des sentiers battus et balisés que la société
leur impose, est esquissée, il s’étouffe aussitôt
dans le non-dit.
C’est là d’ailleurs que réside à mon
sens la seule faiblesse de ce court roman magistral. L’alternance
des points de vue s’arrête. Florence, vaincue, abandonnée
est évacuée du récit. Seul demeure Edward, avec ses
regrets, ses remords et sa solitude. L’âme de Florence nous
reste à jamais secrète.
Sur la plage de Chesil
de Ian McEwan
traduit de l’anglais par France Camus-Michon
Gallimard - Du Monde Entier