Mot à mot
"Je mets des
mots de côté
sans qu'on le voie pour retrouver
mes traces"
Henri Meschonnic
Avant même toute révélation de la lecture et à fortiori de l'écriture, il y eut pour moi le choc de la langue. Ce classicisme raffiné et précis du français m'est tombé dessus vers six-sept ans alors que je commençais tout juste à apprivoiser ma langue de naissance, le roumain, dans toute sa complexité.
Le roumain est aussi une langue latine, profondément enracinée dans ses déclinaisons, mais aux ramures slaves, turques et arabes. C'est une langue métissée et qui le montre, pas comme le français qui absorbe et transforme toute influence. Le roumain est une langue barbare et baroque. C'est une langue qui a résisté au nivellement du socialisme réel et du libéralise échevelé en se réfugiant dans l'humour et la poésie de l'absurde.
C'est la langue de mes rêves, ceux que je ne sais décrire à mon réveil. C'est la langue des sensations enfouies qui resurgissent, fugaces, d'on ne sait où. C'est la langue que j'ai abandonnée à l'âge de huit ans pour le français. Car elles ont beau être cousines, ces deux là, elles sont presque antinomiques pour moi dans leur forme comme dans leur esprit.
Je n'ai jamais pu écrire en roumain mais je reconnaîtrai toujours un poème roumain même écrit en français : on y devine le rythme et la musique de la langue un peu comme le battement du coeur des mots.
Pour moi c'est cela le langage, au delà du simple corpus de vocabulaire structuré par une grammaire, c'est tout l'héritage littéraire qui chante entre les lignes et toute la pulsation de l'imaginaire qu'il a engendré.
Mon héritage à moi est français. J'ai écouté cette langue comme on écoute un morceau de musique et nourrie par mes premières lectures j'en ai fait ma langue maternelle. Portée par les vieilles éditions brochées et dorées sur tranche de la Bibliothèque rose (ah! la courtoise cruauté de la Comtesse de Ségur) et par celles des livres de Jules Verne dont la couverture même était tout un voyage, je me souviens du plaisir presque physique de leur lecture. Mots-idées, mots-signes. D'avoir goûté à ces belles éditions avant de me jeter sur les livres de poche aura eu pour effet de lier à jamais mon plaisir de lectrice (puis celui d'"écrivante") à une sensation tactile. Et je n'ai jamais vraiment réussi par la suite à écrire ou à lire directement à l'écran.
J'ai eu la chance tout au long de mon enfance d'avoir eu d'excellents pourvoyeurs de lectures que ce soit à la maison, à l'école ou en bibliothèque. J'ai visité le monde et le temps, des russes aux américains en passante par la violence feutrée des britanniques et l'exercice, obligé mais réjouissant à posteriori, du Lagarde et Michard. Assez finalement pour qu'un jour à la Fnac je me saisisse de mon premier roman, choisi par moi, pour moi et aussitôt entamé entres les allées, assise à même la moquette, à peine consciente de la bousculade d'un samedi après midi.
Je crois me souvenir qu'il s'agissait de La vie mode d'emploi de Perec, mais c'est presque trop symbolique, telle que je me connais j'ai dû réécrire mes souvenirs. Il reste cependant, cette sensation très nette d'être devenue lectrice, un peu comme on se met debout pour ses premiers pas.
Mon écriture s'est nourrie de tout cela, des textes bien sûr mais aussi des langues et des musiques qu'ils portaient et de ceux qui m'y ont menée. Elle a accompagné les étapes de ma vie discrètement sans tapage, sans même l'exercice un peu nombriliste du journal intime dont je n'ai jamais été une adepte malgré les innombrables cahiers décorés que l'on m'offrait à cet effet. Et puis un jour elle a éclaté, elle s'est affirmée comme une évidence au moment où il m'a fallu dire le monde pour lui redonner un sens.
Il y eut bien sûr les textes-bouées, inséparables d'une histoire personnelle, incommunicables parce qu'autistes. Mais il a eu, et j'ose croire qu'il y a encore, quelques passages fulgurants qui touchent à l'essentiel et vis-à-vis desquels je me sens parfois plus lectrice qu'auteur. Il y a eu surtout l'exercice douloureux mais salvateur d'un regard extérieur dont la critique cuisante a cependant jeté les bases d'une rigueur à laquelle j'aspire de toutes mes forces. Mais il est difficile de dépasser l'éternelle introspection pour essayer de tourner mon regard et mes mots vers l'extérieur.
Je ne crois pas en effet que l'écriture puisse servir à se raconter du moins pas consciemment mais je crois désespérément au pouvoir structurant du mot. Rien n'existe avant que d'avoir été nommé, dit et non pas ressenti.
C'est pourquoi je continue d'affirmer, forte de cette conviction, qu'il
ne peut y avoir d'écriture sans lecture, ni de fond sans forme et
que, comme écrivait Mallarmé à Degas lorsque ce dernier
s'essayait à la poésie, "Ce n'est pas avec les idées
qu'on écrit des poèmes, c'est avec les mots".
Avec les mots... et avec le temps. Mais un temps particulier à la littérature. J'ai lu avec bonheur " Les heures " de Michael Cunningham(1). qui tourne littéralement autour de " Mrs. Dalloway ". A peine la dernière page tournée, je suis allée reprendre tout naturellement le livre de Virginia Woolf qui dormait depuis près de quinze ans dans ma bibliothèque.
Eloge s'il en est de ce temps immobile, de ces moments de présent aigu où s'exacerbe notre conscience, l'édition française que je possède (Livre de poche - Biblio) l'illustre en couverture par cette dame très comme-il-faut promenant en laisse un cadran de montre brisé et sans aiguilles(2).
On a pu dire que Virginia Woolf a décrit la réalité dans un style onirique mais franchement, il n'y a rien d'onirique dans cette lente spirale qui unit le lecteur et les personnages. Il y a la parfaite traduction de cette vie parallèle, de ce foisonnement de pensées qui accompagnent nos gestes les plus quotidiens :
" Dans les yeux des hommes, dans leurs pas, leurs piétinements,
leur tumulte, dans le fracas, dans le vacarme, voitures, autos, omnibus,
camions, hommes-sandwiches traînant et oscillant, orchestres, orgues
de Barbarie, dans le triomphe et dans le tintement et dans le chant étrange
d'un aéroplane au-dessus de sa tête, il y avait ce qu'elle
aimait : la vie, Londres, ce moment de juin. "(3)
Ce ralenti dans un tourbillon de mots qui s'enchaînent en phrases, en paragraphes, en chapitres vous dépose à la dernière page, pas même essoufflé, avec le sentiment presque palpable d'avoir enfin compris quelque chose d'essentiel. Et dans la toile tissée par ces détails anodins nous, lecteurs, comme les personnages, restons seuls. Au milieu du foisonnement de la vie et des pensées les plus intimes, nous demeurons malgré tout étrangers aux autres et à nous mêmes et pourtant miraculeusement à notre place dans le monde.
Belle réponse me direz-vous, mais quelle était la question ?
Et bien, c'est cela écrire pour moi. Lorsque la littérature atteint ce degré d'osmose avec le lecteur, sans effets de manche, sans coup de théâtre, sans effusion de sentiments bons ou mauvais. Quand en s'attachant à la description du monde extérieur dans toute sa trivialité, elle offre le portrait du plus profond de l'âme. Lorsqu'elle arrête le temps pour l'étirer ou le condenser, pour en faire ce qu'il a toujours été : une mesure purement subjective que nous pouvons enfin nous réapproprier.
Anita Beldiman-Moore
(1)Michael CUNNINGHAM - " Les heures " - Paris : BELFOND (Littérature étrangère), 1999 - ISBN : 2-7144-3643-9
(2) le dessin est de Rozier-Gaudriault
(3)Virginia WOOLF - " Mrs. Dalloway " - Paris : LIVRE DE POCHE (Biblio), 1982 - ISBN : 2-253-03058-9