Les choses étant ce qu'elles sont... j'aimerais commencer par Les choses. D'abord parce que je n'ai jamais cru que ce premier roman de George Perec était, comme on le dit, une charge contre la société de consommation et le monde moderne en général où l'être se confond avec l'avoir.
Comment le croire, en effet, lorsqu'on se plonge dans les premières pages, à lire ces véritables "travelings" littéraires que sont les premiers paragraphes :
"La première porte ouvrirait sur une chambre, au plancher recouvert d'une moquette claire. Un grand lit anglais en occuperait tout le fond. A droite, de chaque côté de la fenêtre, deux étagères étroites et hautes contiendraient quelques livres inlassablement repris, des albums, des jeux de cartes, des pots, des colliers, des pacotilles. A gauche, une vieille armoire de chêne et deux valets de bois et de cuivre feraient face à un petit fauteuil crapaud tendu d'une soie grise finement rayée et à une coiffeuse. (...) Les murs de la chambre seraient tendus d'indienne ; le lit serait recouvert d'un plaid écossais. Une table de chevet, ceinturée sur trois faces d'une galerie de cuivre ajourée, supporterait un chandelier d'argent surmonté d'un abat-jour de soie gris très pâle, une pendulette quadrangulaire, une rose dans un verre à pied et, sur sa tablette inférieure, des journaux pliés, quelques revues. Plus loin, au pied du lit, il y aurait un gros pouf de cuir naturel. Aux fenêtres, les rideaux de voile glisseraient sur des tringles de cuivre ; les doubles rideaux, gris, en lainage épais, seraient à moitié tirés. Dans la pénombre, la pièce serait encore claire. Au mur, au-dessus du lit préparé pour la nuit, entre deux petites lampes alsaciennes, l'étonnante photographie, noire et blanche, étroite et longue, d'un oiseau en plein ciel, surprendrait par sa perfection un peu formelle."
Les choses que décrit Perec font certes la personnalité de ses personnages mais parce que, si l'on y réfléchit bien, elles reflètent leur intimité au point qu'on ne sait plus très bien, comme de l'oeuf et de la poule, qui modèle quoi. Et je crois sincèrement qu'il en est de même pour chacun de nous.
Alors biensûr, on peut caricaturer les choses et l'emprise que le trivial prend sur nos vies, comme Perec le fait lui-même un peu plus loin :
"...Pourquoi les aspirateurs-traîneaux se vendent-ils si mal ? Que pense-t-on, dans les milieux de modeste extraction, de la chicorée ? Aime-t-on la purée toute faite, et pourquoi ? (...)
Il y eut la lessive, le linge qui sèche, le repassage. Le gaz, l'électricité, le téléphone. Les enfants. Les vêtements et les sous-vêtements. La moutarde. Les soupes en sachets, les soupes en boîtes. Les cheveux : comment les laver, comment les teindre, comment les faire tenir, comment les faire briller. Les étudiants, les ongles, les sirops pour la toux, les machines à écrire, les engrais, les tracteurs, les loisirs, les cadeaux, la papeterie, les autoroutes, les boissons alcoolisées, les eaux minérales, les fromages et les conserves, les lampes et les rideaux, les assurances, le jardinage.
Rien de ce qui était humain ne leur fut étranger."
L'ironie même appelle ici la tendresse. Non ces choses ne sont pas étouffantes et tueuses d'âme, c'est l'usage qu'on en fait qui peut les rendre aliénantes ou... ridicules. Comme l'écrit à son tour Julio Cortazar au chapitre "Lucas, ses études sur la société de consommation" dans Un certain Lucas :
"Comme le progrès ne-connaît-pas-de-limites, on vend en Espagne des paquets qui contiennent trende-deux boîtes d'allumettes, chacune d'elles reproduisant en couleurs voyantes une des pièces du jeu d'échecs.
Promptement, un bonhomme astucieux a lancé sur le marché un jeu d'échecs dont les trende-deux pièces peuvent servir de tasses à café. En riposte immédiate, le Bazar des Deux Mondes a sorti des tasses à café qui offrent aux dames aux chairs affaissées une grande variété de soutiens-gorge suffisamment rigides. A la suite de quoi Yves Saint-Laurent vient de créer un soutien-gorge qui permet de servir deux oeufs à la coque de la façon la plus suggestive.
Dommage que personne n'ait trouvé jusqu'à présent un nouvel emploi pour les oeufs à la coque, cela décourage ceux qui les mangent avec de grands soupirs ; c'est ainsi que s'interrompent certaines chaînes du bonheur qui restent à l'état de chaînes et fort chères soit dit en passant."
Ou encore Raymond Queneau dans son recueil Courir les rues :
QUINCAILLERIE
Au BHV c'est la SEMAINE UNIQUE AU MONDE
en quoi elle consiste je ne sais pas exactement
mais l'on peut dire sans exagérer que c'est un véritable grouillement
il y a quelques années une pythonisse donnait des consultations
Ma fille est du Cancer peut-elle épouser un garçon du Capricorne?
et puis un tambour de ville annonçait les occasions
l'une et l'autre ont disparu ça ne faisait peut-être pas assez moderne
je me suis acheté un étui à lunettes en fer forgé
en sortant j'ai regardé un démonstrateur fabriquer du jus de carottes
avec un appareil que même un enfant de trois ans aurait su faire marcher
pas de doute que la SEMAINE UNIQUE AU MONDE ne fasse recette au BHV
Mais le même, peu avant pose un regard autrement bienveillant sur ces choses à la dérive qui engendrent leur propre poésie :
LES BOUEUX SONT EN GREVE
C'est jour de grève des boueux
on a la chance de pouvoir ce jour-là
jouer au chiffonier au chineur
au brocanteur qui sait même à l'antiquaire
il y a un peu de tout
le choix est difficile
entr la poupée sans yeux sans bras sans nez
la boîte de sardines qui a perdu en chemin toutes ses sardines
la boîte de petits pois qui a perdu en chemin tous ses petits pois
le devoir déchiré qui a décroché non sans mal un zéro
le tube de pâte dentifrice qui a passé sous plusieurs compresseurs rouleaux
l'os l'arête le coton hydrophile
oui le choix est difficile
(...)
Les choses ont beau être ce qu'elles sont, cela dépend des jours, cela dépend de nos humeurs... et d'elles dépendent aussi, dans une modeste mesure, nos jours et nos humeurs comme l'écrit, avec la minutie qui le caractérise, Nicholson Baker dans La mezzanine :
"En attendant, je passai en revue le tourniquet à messages ; je n'étais pourtant pas sorti de la matinée, donc tous les appels me seraient parvenus ; puis je saisis le lourd tampon-dateur chromé, sur le bureau de Tina. C'était un modèle auto-encreur : au repos, les éléments internes, enroulés en six boucles de caoutchouc comportant les chiffres, maintiennent la numérologie courante tête en bas, pressée contre la voûte noire et humide de l'armature. Pour s'en servir, on appuie la base carrée de l'appareil contre la feuille de papier qu'on veut dater et on pousse sur la poignée de bois (une vraie poignée) ; alors les éléments internes se séparent de leur superstructure en forme de rampe de lancement, entament leur gracieuse descente rotationnelle, se redressent juste avant d'atterrir, telle la capsule d'alunissage d'un vaisseau spatial, établissent le contact avec le papier, y apposent la date du jour, et se replient sur leur camp de base. Le matin, lorsque j'arrivais tôt, je regardais parfois par la paroie de verre de mon bureau Tina mettre à jour son tampon-dateur : elle terminait son beignet nature, éliminait les miettes sur ses doigts en les poussant dans le sachet en plastique du beignet, repliait le sachet en plastique autour des miettes jusqu'à ce qu'il forme une boulette régulière et blanchâtre, le jetait dans la corbeille et alors déverrouillait son bureau et sortait son agrafeuse, son bloc-mémo (toutes choses qui ont tendance à disparaître quand on ne les cache pas) et son tampon-dateur de son tiroir central méticuleusement ordonné(...). Alors elle avançait la boucle de caoutchouc d'une seule unité, performance qui, à force d'être son premier acte professionnel quotidien, signifiait probablement pour elle que sa journée commençait - tout comme, pour moi, tourner la page de mon éphéméride en guidant les trous de la feuille format carte postale (ce que je faisait toujours le soir car je trouvais démoralisant d'affronter à la fois les rendez-vous de la veille et les urgence du jour en arrivant le matin) en était venu à symboliser l'engrenage sur lequel embrayait ma vie quotidienne."
Mais toutes choses étant égales, certaines sont plus égales que d'autres... Qu'elles reflètent notre âme ou celle de l'autre, qu'elles paraissent plus vivantes que nous autres vivants, il se peut fort bien en définitive qu'elles aient une âme propre parallèle à la notre, parfois malveillante, souvent déroutante, un peu comme une autre dimension que seuls certains peuvent percevoir. Ainsi ce personnage de James Thurber tiré du reccueil de nouvelles La vie secrète de Walter Mitty :
(sans mes lunettes) "J'avais peur de me cogner partout, d'avoir mal à la tête, de me perdre. Aucune de ces choses n'arriva, mais ce fut pire. Je vis le drapeau cubain flotter sur une banque nationale, je vis une vieille dame très gaie passer sous un camion avec une ombrelle grise, je vis un chat traverser la rue dans un petit tonneau rayé, je vis des ponts s'élever paresseusement dans les airs comme des ballons.
(...)Avec trois cinquièmes de vision ou mieux, je pense que le drapeau cubain aurait été américain, la vieille dame très gaie un éboueur avec un tas d'ordures sur le dos, le chat un morceau de papier volant au vent, et les ponts volants de la fumée s'élevant d'une cheminée de remorqueur. Celui dont la vue est parfaite est enfermé dans le monde de tous les jours, il est prisonnier de la réalité (...).Celui qui a un oeil de lynx ne voit pas la vie avec les contours estompés qui me la rendent si attrayante."
Alors puisque les choses ne sont finalement jamais ce qu'elles paraissent et encore moins ce qu'elles sont, laissons nous embarquer dans la vision des choses sans cesse réinventées par nos auteurs favoris.
Bibliographie :
Nicholson BAKER - La Mezzanine ; Juillard (10/18 Domaine étranger), 1998
Julio CORTAZAR - Un certain Lucas ; Gallimard (Du monde entier), 1989
Georges PEREC - Les choses ; Juillard, 1997 (réédition de l'ouvrage paru en 1965)
Raymond QUENEAU - Courir les rues, Battre la campagne, Fendre les flots ; Gallimard (Poésie), 1989
James THURBER - La vie secrète de Walter Mitty ; Juillard (10/18 Domaine étranger), 1996
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