Babel
Ce texte comme beaucoup de mes autres "cailloux" a d'abord été écrit pour introduire un Thema de la revue Ecrits...Vains? cailloux
Babel, l'idéal de la langue universelle, de la cité commune et de la création sans limites.

"La reconnaissance de l'humanité en tout homme a pour conséquence immédiate la reconnaissance de la pluralité humaine. L'homme est l'être qui parle mais il y a des milliers de langues. Quiconque a oublié un des deux termes retombe dans la barbarie"
Raymond Aron.

Babel est d'abord pour moi un paradoxe. Le texte biblique (Genèse 11) est court, sec et illustre somme toute un bel exemple d'autoritarisme intolérant. Mais en même temps, et les textes de ce mois-ci en témoignent, dans notre imaginaire, Babel est bien une entreprise folle et dangereuse.

Sa destruction n'est pas à mon sens une malédiction mais plutôt, dans l'explosion des langages, la découverte de l'altérité après l'expérience de l'uniformité : c'est l'individu contre la masse. Quand on sait combien la parole est fondatrice dans les récits bibliques, ce mythe n'est pas l'histoire d'une destruction, de la parole dévastatrice, mais en fait celui d'une libération. C'est, pour reprendre le titre ambitieux de l'ouvrage de philosophie du langage de François Marty, "La bénédiction de Babel" (Ed. du Cerf, 1990).

On peut y voir la menace de la dispersion, on y voit surtout celle du mondialisme qui aspire les particularismes pour régurgiter une masse uniforme, puissante, ne se reconnaissant aucune limite. Quel est le plus pernicieux en effet, l'arasement de la tour par l'intervention arbitraire et divine ou l'arasement de nos diversités au plus petit dénominateur commun ? (cf. Pascal Brukner, "Le vertige de Babel", Arléa, 1994).

Bien sûr, il y a toujours cette image de l'homme uni dans la création, de l'art sans frontières comme marchepied d'une divinité méritée. Mais dans cet idéal d'unité, cette communauté parfaite, ce qui frappe c'est moins la valorisation de l'effort et de la fraternité que l'arrogance. Et le dénouement du mythe, contrairement à la très belle thèse de l'artiste prométhéen de Babel développée pas Claude Mollard ("Le mythe de Babel", Grasset, 1984), transforme le corps figé de l'unité en corps social vivant de sa diversité.

Babel pour moi n'est pas l'échec de la communication entre les hommes, c'en est le début, la parole libérée.

Il reste cependant, comme une trace de cette ambition commune, de cette époque où les hommes parlaient la même langue au sein d'une cité unique. Il reste l'évidence de certains haïkus, l'immédiateté étrange des âmes perdues de Borges*, la fulgurance d'une danse de Chagall. Le court-circuit que produit une oeuvre dans le tracé élaboré de nos cultures nationales et de nos individualités irréconciliables.

Anita Beldiman-Moore

* L'un des plus beaux et des plus terrifiants textes sur Babel (à mon avis) est d'ailleurs de sa plume : La bibliothèque de Babel, in "Fictions", Gallimard (Folio) 1983 :

[...]De ces prémisses incontroversables il déduisit que la Bibliothèque est totale, et que ses étagères consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques (nombre, quoique très vaste, non infini), c'est-à-dire tout ce qu'il est possible d'exprimer, dans toutes les langues.[...].