Aux nouvelles

Un dernier verre

par Anita BELDIMAN-MOORE

Ce deuxième verre de porto n'était pas nécessaire. Ni le premier. Ni la demi-bouteille de vin de Bourgogne qui les avait précédés. Je les avais bus par paresse. Pour ne pas avoir à trouver d'autre méthode afin combler le vide immense qui se creusait en moi lorsque je revenais d'une journée de travail, crevée et pourtant disponible pour une vie qui ne viendrait jamais.

Un message m'attendait sur mon répondeur. Un couple d'amis voulait déplacer le dîner de lundi pour mardi. Pas de problème. En fait ils auraient pu choisir n'importe quel autre jour, je n'avais rien de prévu. Rien depuis et pendant des mois. Est-ce que cela justifiait pour autant ce premier et ce second verre de porto?

En rappelant mes amis pour confirmer leur second choix, j'eus pour la première fois envie de leur dire combien tout cela n'était qu'un leurre. Comment j'avais réussi pendant toutes ces années à me faire passer pour plus forte et plus équilibrée que je n'étais. Combien en réalité j'avais besoin d'eux tous. Mais je tombai sur leur répondeur et me contentai de les rassurer. Bien sur que cela ne me dérangeait pas. Quel que soit le soir, je serais toujours ravie de les recevoir. Je voulus ajouter une formule plus chaleureuse en guise de conclusion mais un "bip" strident me coupa la parole. Temps de communication écoulé.

En raccrochant j'eus envie de hurler. Mes yeux se troublèrent un instant. Juste le temps de me verser un troisième verre.

Lorsque Claire appela ensuite pour décommander le cinéma du lendemain soir, je plaisantai avec elle avec un naturel qui me scandalisa. Je présentai tout cela comme un contretemps banal alors qu'un abîme se creusait au fond de moi.

Je décidai alors d'allumer la télévision cherchant de chaîne en chaîne une image, une voix qui me retienne au bord du gouffre. Mais il n'y a jamais rien le vendredi soir. Un policier dont j'aurais pu retracer le scénario sans peine, une émission télé-vérité sur la Une qui me donnait toujours envie de vomir, un documentaire essentiel mais ennuyeux au-delà du possible sur Arte et divers stades de publicité sur les autres chaînes. La radio, elle, vomissait des rythmes que je ne connaissais pas et qui me donnaient l'impression angoissante de débarquer d'une autre dimension.

Elodie appela alors. Une petite soeur est toujours une issue de secours. Une seconde chance. Mais je savais bien que si elle appelait ce n'était pas pour parler, pas vraiment. Et, de fait, elle n'avait besoin que de l'adresse d'un ami très vague que je lui donnai avec luxe de détails et précision. Lorsque la tonalité "occupé" succéda au "Merci" rapide d'Elodie, je sentis une larme sournoise couler le long de l'arrête de mon nez.

Le pire de tout était sans doute que je n'avais rien à reprocher à personne. Et surtout pas à mes amis, à ma soeur, à mes parents. Tout le monde était normal. Moi seule détonnais dans l'harmonie générale. Mon père avait beau me répéter que j'avais maigri, ma balance et mes jupes me disaient bien le contraire. Mes collègues ne cessaient de me complimenter sur mon énergie et ma bonne mine, je me sentais vide au delà du supportable. Et la gentillesse qui se cachait derrière ces constatations m'apparaissait comme autant de manques d'attention et d'indifférence. Qui avait vraiment pris la peine et le temps de me regarder dans les yeux ces temps-ci ?

Belle excuse en réalité pour m'enfermer un peu plus dans mon confortable processus d'autodestruction.

Je ne comptais déjà plus les verres de porto lorsque ma mère appela. Elle voulait prendre rendez-vous pour samedi prochain, afin qu'on aille faire des courses ensemble dans le supermarché le plus proche. J'eus un instant envie de lui dire, comme au temps de mon enfance, combien je me sentais mal, petite et misérable. Mais j'y renonçai. Ma mère avait assez de problèmes comme ça.

Alors j'appelai mon père. A tous les numéros de téléphone que je lui connaissais. Après une série déprimante de répondeurs, je finis par tomber sur lui. Par hasard sans doute, mais on sait bien que le hasard fait bien les choses.

Il avait, par chance, finit de dîner. Je cherchai un long moment le mot juste à lui dire. Mais cela faisait déjà quelques temps que le lien avait été rompu. Je n'aurais su l'expliquer exactement. Ce n'était ni lui, ni moi, ni rien de tangible si ce n'est l'aridité de tout ce qui nous séparait.

C'était peut-être la peur ou la jalousie. Mais en fait, je n'y croyais pas. Je n'avais jamais réussi à éprouver le moindre sentiment d'envie pour qui que ce soit. Alors a fortiori pour mon père et sa sérénité insolente.

Je lui racontai donc les derniers événements. La grève des imprimeurs dans la boîte ou je travaillais, le monceau de travail à abattre avant les vacances, la fatigue ... Mais ce n'était pas le mot fatigue que j'avais voulu dire.

Seulement il n'avait pas saisi. Ou bien il n'avait su quoi dire. Ce qui au fond revenait au même. Je raccrochai donc lorsque je me rendis compte qu'il était pressé - pour une raison ou pour une autre - d'en finir avec moi en me fixant un vague rendez-vous pour le week-end.

Une étrange panique me submergea lorsque je me rendis compte que j'avais fini si vite la bouteille de porto. Il n'y avait plus de vin - rouge ou blanc - dans tout l'appartement. Plus qu'une bouteille de scotch dont l'idée même me rendait malade. Mais à défaut d'autre chose, je passai au whisky.

Alexandra appela alors que je me demandais si tout l'alcool que j'avais ingurgité - que j'avais forcément dû ingurgiter d'après le niveau des bouteilles allignées devant moi - ne m'avait pas rendue totalement insensible. Mais à entendre les derniers problèmes de ma meilleure amie, je sus que je n'avais pas encore atteint le stade béni du "déclic". Je réussis tant bien que mal à absorber une fois de plus le mari buté, les enfants incapables et le prix invraisemblable de la permanente. Mais mon détachement déjà me faisait peur.

Je savais depuis longtemps que la seule chose qui me séparait du suicide était tout lâchement mon entourage. Mais sous l'effet de tout ce que j'avais bu - et en réalité, je ne m'en souvenais plus très bien - je sentais cette considération s'éloigner de moi, me libérer en quelque sorte du poids d'une affection encombrante. Je me sentis soudain perdue.
Sur Arte, enfin, il y avait enfin un film. La Strada.

Je n'avais rien enregistré de la première demi-heure, mais lorsque Gelsomina quitta son monstre de mari pour les merveilles de la vie et qu'elle ne découvrit que l'indifférence de la foule, la douleur fut quasiment insupportable.

Le mouvement que je fis en direction de la télécommande me donna l'impression floue du ralenti. Je sus alors que j'étais ivre.
Le téléphone retentit une dernière fois. A la troisième sonnerie, le répondeur - toujours branché - se mit en route. J'eus le temps d'entendre ma voix enregistrée- méconnaissable - énoncer mon numéro et l'avertissement habituel avant de percevoir ma voix réelle - enfin, pas vraiment réelle - me dire qu'il vaudrait mieux prendre deux Valium pour pouvoir dormir.

J'étais dans la salle de bains pendant que mon correspondant laissait - ou ne laissait pas - son message. Je ne me souvenais déjà plus très bien combien de comprimés j'avais pris. Mais cela n'avait au fond aucune importance. Tout comme l'identité de celui ou celle qui venait d'appeler. Encore un faux numéro. Un rendez-vous reporté, annulé - même confirmé, cela ne m'intéressait plus.

Mes paupières étaient de plomb. Sans doute trop d'alcool. Je m'effondrai sur mon lit sans me déshabiller et me laissa sombrer avec volupté dans le néant.

Ce ne fut que l'espace d'une seconde que je réalisai avoir absorbé toute la boîte de Valium. Si seulement je pouvais me rappeler combien de comprimés elle contenait encore ...

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