Aux nouvelles

Trop tard

par Anita BELDIMAN-MOORE

 

Il n’est que six heures du soir et Marc n’est pas rentré .

Je me sens si bien. J’ai laissé tomber tous mes vêtements dans le salon et je me suis fait couler un bain. L’eau, enfin chaude s’écoule à gros bouillons, presque bleue dans la baignoire.

Je ne peux pas dire que je ne suis pas heureuse. C’est seulement ce vide béant au fond de moi. Je sais que Marc va rentrer bientôt et qu’il sera fatigué . Ses journées sont de plus en plus remplies et il a besoin de récupérer avant de dîner. Dîner de quoi, je n’en sais rien.

Chez Prisunic il n’y avait plus que du veau, horriblement cher, et qu’il n’aime pas. Il va détester ce dîner. De toute façon, il n’aime pas tellement ma cuisine. Ce n’est pas grave, je ferais des pommes de terre au four pour aller avec les escalopes et même des petits pois qu’il aime tant.

Il y a si longtemps que je ne me suis sentie si fatiguée. Tout le monde au bureau croit que je fais la fête tous les soirs mais je me couche à dix heures et je ne dors pas de toute la nuit.

Il y a quelques mois de ça, Marc me faisait l’amour. Ca pouvait durer toute la nuit et nous étions fatigué mais heureux le lendemain matin. Voilà des semaines qu’il ne me touche plus. C’est sans doute moi. Je sais que j’ai pris du poids ces derniers temps. Je n’y peux rien, c’est la pilule. Enfin, si, je pourrais y faire quelque chose mais je n’y arrive pas. J’ai trop de boulot pour avaler plus qu’un sandwich à midi et le soir je suis trop fatiguée pour faire deux repas. Parce que Marc a besoin de forces pour affronter sa journée de travail. Il dit que ça n’a aucune importance que je grossisse. Mais il ne me touche plus. Même pour un câlin de temps en temps. Il est tendre, en paroles, il s’intéresse à ce que je deviens, mais il ne me touche plus.

Le bain était sur le point de déborder. En testant l’eau je me suis rendue compte que je n’avais mis que de l’eau chaude . Il me faudra attendre un peu avant de me plonger dedans. C’est là que je me suis rappelée les sels de bain que Marc m’avait offert à notre dernier anniversaire. J’en ai mis beaucoup. Ils sentent si bon.

Je suis si fatiguée que je ne sais même plus quel jour nous sommes. J’espère que ce n’est pas un mercredi. Marc a beaucoup de réunions ce jour là et il n’est pas de très bonne humeur quand il rentre.

La semaine dernière nous avons oublié de payer le femme de ménage et aujourd’hui elle n’est pas venue. C’est normal bien sûr mais c’est ennuyeux. Par ce que ce soir l’appartement est en désordre et Marc n’aimera pas ça.

Le bain est prêt. Les sels que j’ai versés dedans sentent merveilleusement bon. Ce sera un délice.

Le téléphone sonne et le répondeur s’enclenche avant que j’ai eu le temps de répondre. C’est Marc. Il va prendre un verre avec ses collègues avant de rentrer. Ca me laisse un peu de temps pour ranger, me faire belle et finir de préparer le dîner. Sauf que le dîner, il ne va pas l’aimer.

Et que de toutes façons, l’appartement ne sera jamais aussi propre que lorsque la femme de ménage est passée.

J’essaye de ne pas penser à tout ça en rentrant dans mon bain. Je serai belle (un peu trop grosse aussi) pour quand il rentrera. Je me mets un masque à l’argile pour nettoyer et adoucir ma peau. J’essaye de m’imprégner des senteurs délicates que les sels de bain répandent dans la pièce. Je crois que je vais même me raser. Sous les aisselles, les jambes et le maillot, comme il aime.

Il se fait tard mais après tout, c’est pour lui. Pour moi aussi, pour qu’il me prenne dans ses bras à nouveau, pour qu’il m’embrasse. Pour qu’il caresse mes seins, qu’il promène ses mains sur mon corps et qu’il prenne du plaisir à m’en donner.

Toute ruisselante de mousse et d’eau je me précipite sur le téléphone qui sonne à nouveau. Marc a décidé de dîner avec ses collègues au restaurant.

Ca ne me donne que plus de temps pour être prête. Je me lave, me sèche et me passe de la crème sur tout le corps. Au moment de vider la baignoire j’aperçois le rasoir qui traîne sur le bord. Sa lame s’est émoussée. Je la change, mais je ne peux me résoudre à le remettre dans son tiroir.

L’eau est encore chaude et parfumée. Sans vraiment y penser, je me replonge dedans. Mes muscles se décontractent à nouveau. Je sens à peine la lame neuve sur mes poignets. Le sang ne laisse d’abord que de fines traces dans l’eau. Mais bientôt celle-ci se teint d’un rose délicat. Le parfum des sels flotte encore dans l’air moite et chaud de la salle de bains. La baignoire est presque rouge à présent et c’est à peine si je sens ma fatigue.

Peu m’importe à présent quand Marc rentrera.


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