Aux nouvelles

Le chien

par Anita BELDIMAN-MOORE

Il était huit heures et demie, ce lundi soir, et nous attendions le métro depuis près d'un quart d'heure. Le quai s'était peu à peu rempli de personnages si disparates qu'on aurait dit qu'ils avaient été réunis là par hasard. Lorsque la rame entra en station avec ce grincement métallique si caractéristique, on pouvait presque sentir l'onde de soulagement qui parcourut nombre d'entre nous. Après huit heures, quand les rames se font plus rares, l'attente se double toujours d'une inquiétude diffuse, comme si nous étions destinés à guetter là indéfiniment.

Les trois premières stations passèrent sans que rien ne vint troubler la routine de ces transports collectifs quotidiens. Nous avions tous sorti qui le livre, qui le journal qui nous permettraient d'afficher notre indifférence au reste du monde sans que cela puisse choquer. Contrairement aux heures de pointe, nous étions moins tendus, moins agressifs mais tout aussi pressés d'arriver à bon port en ayant réussi à nous préserver de la pollution sonore et humaine qui sont le lot de ces trajets. Moins serrés, donc moins obligés d'entrer en contact direct avec nos semblables, nous pouvions nous permettre quelques marques de politesse sinon de solidarité.

"Je vous en prie"

"Ce n'est pas grave"

"Il n'y a pas de mal"

Sans lever pour autant plus qu'il n'était nécessaire le regard de notre lecture.

Entre la troisième et la quatrième station, nous fûmes quelques uns à flairer l'anomalie. Les habitués de la ligne et de l'heure sans doute. Ce n'était encore qu'un ralentissement sur une portion de rail en ligne droite. Puis il n'y eut plus aucun doute : la rame stoppa à la moitié du quai et une voix mate nous demanda de ne pas essayer d'ouvrir les portes.

Quelques instants plus tard la rame avança jusqu'au terme du quai et les portes s'ouvrirent normalement. Mais nous savions tous déjà que ce n'était pas aussi simple et lorsque le métro s'arrêta de nouveau peu après être entré dans le tunnel, cela ne surprit pas grand monde. Pas nous en tout cas qui voyagions déjà depuis quelque temps ensemble.

Un ou deux grognements ouvrirent le champ aux commentaires. Il y avait les impatients qui ne comprenaient rien et ne voulaient rien comprendre. Les fatalistes qui de toute façon devaient finir leur chapitre. Les conviviaux qui sautèrent sur l'aubaine pour nouer la conversation avec leur voisin même (surtout ?) si celui-ci rechignait visiblement à leur répondre. Et puis il y avait les indifférents. Les trop préoccupés, trop malheureux ou trop heureux pour être touchés par ces contingences triviales, qui, après avoir promené un regard distrait ou trompeusement concentré sur leurs compagnons d'infortune se laissaient glisser de nouveau dans leur espace intérieur et exclusif.

Il y avait un chien sur la voie. Tel l'avait vu, un autre l'avait entendu aboyer, ce dernier en avait entendu parler par quelqu'un d'une autre voiture. Les conversations fusaient pour retomber aussitôt, personne ne sachant vraiment quelle opinion avoir sur le sujet.

Un chien. Un homme encore, il l'aurait fait exprès, on aurait pu l'injurier à loisir.

"Il y en a qui n'ont vraiment rien d'autre à faire"

"On voit bien qu'ils ne travaillent pas"

Mais un chien. Ca n'a aucune volonté un chien. Tout juste de l'instinct. Et puis ce n'est pas si bien vu de maudire un animal même si au fond on ne les a jamais aimés. Surtout dans le métro, surtout au sein d'une assemblée aussi hétéroclite. Aussi on ne sait s'il faut sourire - ironique, indulgent - ou soupirer, ou s'indigner. Alors on se tait et on guette son voisin immédiat pour voir s'il aura plus de cran.

En attendant, la rame avance au ralenti. Et voila trois stations que cela dure. A l'arrêt suivant, un maître chien tenant fermement en laisse son doberman propose ses services au conducteur exaspéré qui n'a visiblement pas besoin de ça.

Encore deux stations. Les quais sont à présent bondés. Remplis de voyageurs qui ont eu amplement le temps de s'échauffer. Et le conducteur n'a pas besoin de ça non plus. Et nous encore moins. Une solidarité tacite s'est établie entre les "anciens", ceux d'entre nous qui étions là depuis les prémices de l'incident. Nous échangeons des regards entendus - à défaut d'autre chose - à chaque nouvelle fournée de voyageurs. Nous savons. Pas grand chose mais toujours plus qu'eux.

La progression dans les tunnels est de plus en plus lente et chaotique. On sent presque l'agacement et l'impatience du conducteur qui retient sa machine dans un effort de volonté et de discipline. Et nous mêmes, nous commençons à maugréer, chien ou pas.

En entrant au train d'un tortillard de cambrousse dans la huitième station, les irritations fusent déjà en interjections acerbes. Lorsque soudain un cri jaillit. Un gémissement animal qui nous fige en pleine protestation.

"Coupez donc le courant !"

"Inutile, il a grillé. Il a grillé !"

Une vague nausée me saisit et je n'ose plus regarder mon voisin. J'imagine la détresse de ce chien poursuivi par un monstre de tôle sur des rails sans fin. Je devine sa douleur au moment où la décharge électrique lui a brûlé les pattes. J'ai honte de mon agacement et aussi de mon amusement. J'ai honte de cette complicité humaine aux dépens d'un chien terrorisé. Pour tout dire j'ai envie de vomir.

Mais c'est encore de l'égoïsme. Je ne me sens tout simplement pas la force d'affronter cette petite tragédie localisée entre ma journée de boulot et les catastrophes du journal du soir. Parce que ce serait la goutte qui fait déborder le vase. Celle qui tout à coup fait que vous ne pouvez plus supporter la misère humaine, la solitude, toutes ces contingences matérielles qui vous empêchent de bien faire votre travail, tous ces petits bonheurs isolé qui forment vous ne savez trop pourquoi un immense désespoir. Ce chien n'a pas le droit de mourir.

"Il l'a écrasé"

"Il s'est électrocuté"

"Non le voila ! Il est reparti de l'autre côté."

"Il boite"

"C'est pas trop tôt"

"On dirait qu'il tremble"

Et les regards curieux des gens sur les quais des deux côtés de la station. Curieux, pas horrifiés. Donc il n'est pas mort. Le noeud de mon estomac se résorbe. Mon voisin risque un coup d'oeil aussi embarrassé et tendu que le mien. Nous nous sourions, gênés.

Et la voix du conducteur distinctement audible depuis sa cabine :

"Il est reparti dans l'autre sens. Ma voie est libre."

Et en effet, la voie était libre. En quelques mètres de tunnel nous avions retrouvé une vitesse normale. Les quais étaient toujours aussi agglomérés. Et les gens de plus en plus furieux.

"Je me fiche qu'il y ait eu un chien sur la voie. Avec un tel retard j'ai bien le droit de râler !"

Le soulagement était à présent palpable. Les nouveaux venus ne le percevaient pas bien entendu. Mais nous, nous qui savions, qui avions vécu l'incident, nous percevions avec reconnaissance la baisse de tension parmi nous. Déjà nous étions repris par l'intrigue de notre lecture, par notre voyage intérieur. Déjà nous calculions notre retard et ses conséquences - sur les courses, le dîner, la toilette des enfants -. Déjà nous avions oublié le chien.

Lorsque la rame se figea entre deux stations et que les lumières s'éteignirent, seuls quelques uns d'entre nous sentirent à nouveau ce creux à l'estomac.

"Le courant vient d'être coupé." annonçait la voix du conducteur "Nous vous prions de ne pas toucher aux portes et de bien vouloir patienter".

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