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Un couple dans un train

par Anita BELDIMAN-MOORE

Le voyage durait déjà depuis plus de quatre heures, avec ses brusques et éphémères accélérations, ses inexplicables et interminables haltes en pleins champs. Elle n'en pouvait plus. Costea avait réussi à s'endormir presque aussitôt le train parti. Mais il s'endormait comme un chat, où qu'on le mette. Irina, elle, ne pouvait pas. Le balancement du train la berçait et lui donnait la nausée en même temps. Mais qu'est-ce qui ne lui donnait pas la nausée ces temps-ci. Vivement que cela finisse !

C'était leurs premières vacances depuis deux ans qu'ils étaient mariés. Comme un voyage de noces en somme. Sauf que cela ne durerait que cinq jours dont deux passés dans le train. Mais qu'importe. Ils allaient à l'étranger. Ils allaient enfin voir Leningrad.

Elle aurait préféré y aller en hiver. A cause de cette image de cité des glaces qui la poursuivait depuis l'enfance. Dans la chambre de ses parents il y avait une vieille carte postale en noir et blanc de la ville prise dans le gel hivernal, scintillant de tout son givre. Cela l'avait d'autant plus marquée qu'elle venait de lire les contes d'Andersen et elle était sûre que la Reine des neiges devait vivre dans un tel palais. Costea lui avait dit qu'elle était folle. Il faisait moins trente degrés l'hiver là-bas et il n'avait aucune envie de se geler les…

Cela ne faisait rien : Irina savait qu'elle pourrait voir sa cité des neiges au-delà du soleil de cette fin août. Si seulement ils avaient eu de quoi se payer une couchette. Une seule aurait suffit. De toute façon Costea avait pris cette habitude de s'endormir en la serrant contre lui. Cela depuis qu'elle lui avait dit au moment de leurs fiançailles que cela la rassurait. A présent c'était un peu inconfortable surtout qu'il s'endormait toujours avant elle et que ce bras passé autour de son corps après avoir été tendre devenait pesant. L'insomnie aidant, elle se focalisait sur la pression grandissante jusqu'à se sentir étouffer. Elle avait essayé une nuit de s'en dégager mais cela l'avait réveillé et elle ne voulait qu'il se sente rejeté.

Décidément ce voyage était interminable. D'ici peu il leur faudrait changer de train et elle n'était pas sûre de retrouver une banquette entière à sa disposition. Quelle idée de tomber enceinte à ce moment précis avait dit Costea comme s'il n'y était pour rien. Non que la perspective d'un enfant le gênât. Ils n'avaient pas tellement le choix à moins de prendre des risques considérables en achetant des contraceptifs de contrebande, souvent périmés d'ailleurs, ou en avortant ce qui pouvait leur valoir des années de prison. Mais comme pour tout, il aurait voulu que la réalité s'arrange pour interférer le moins possible avec ses projets, ses désirs, ses habitudes.

Dieu qu'il était puéril parfois !

Elle aurait voulu changer de position, bouger les jambes et remonter un peu son cardigan qui les couvrait mais une fois de plus elle eut peur de le réveiller. C'était pourtant si bon d'être seuls (enfin presque) dans ce compartiment. Deux ans de cohabitation forcée avec ses beaux-parents lui faisaient goûter d'autant plus à sa liberté retrouvée, même pour quelques jours. Elle savait maintenant qu'ils ne déménageraient pas. Un appartement était un luxe qu'ils ne pouvaient se payer ni en jouant de leurs maigres influences, ni en payant un bakchich. Mona, sa belle-mère ne le permettrait pas. A coups de chantage sentimental elle refuserait obstinément de laisser son fils unique et l'enfant à naître s'éloigner de son emprise.

Irina l'aimait bien. Au début elle pensait avoir une chance folle. Mona faisait les courses, gérant les incontournables filles d'attente, ayant toujours le bon tuyau pour dénicher la vente de pain ou de fromage ou de papier toilette que l'on ne trouvait nulle part ailleurs. Mona faisait la cuisine, tirant un festin d'un os sans moelle et ne rechignant jamais à passer une après-midi entière devant les fourneaux avant l'inévitable coupure de courant. Mona faisait le ménage entretenant la vieille maison pleine de courants d'air avec une minutie frisant l'obsession. Puis Irina avait voulu participer, établir son territoire de jeune épouse. Préserver au moins l'intimité de leur chambre. Et elle s'était aperçue que c'était impossible. Elle se souvenait encore comme elle avait pleuré un soir en rentrant quand elle avait découvert que Mona avait changé les draps de leur lit. Ceux-là mêmes qui portaient encore les traces de leurs ébats de la nuit. Elle avait essayé d'en parler à Costea mais il ne comprenait pas. Il ne voyait que le côté pratique. Sa mère était à la retraite et elle avait du temps. Irina travaillait et au moins en rentrant elle pouvait se reposer sans avoir rien à faire. Il ne voyait pas le viol quotidien derrière cette fausse sollicitude.

Il ne fallait plus y penser ou elle allait pleurer à nouveau. Cinq jours ! Cinq jours pour eux et pour l'enfant qui venait. Alors qu'importait le balancement écœurant du train, le bras pesant sur sa gorge, le courant d'air qui lui glaçait le dos et cette fatigue que rien n'assouvissait. Elle était libre.

Soudain, dans la rumeur rythmée du convoi, elle entendit un déclic étouffé. Ouvrant les yeux elle vit l'homme installé sur la banquette en face d'eux, un Leica à la main. Il venait de les prendre en photo. Le cœur d'Irina s'arrêta de battre tandis que son ventre se tordait sous une peur plus puissante que sa nausée. Elle le fixa avec des yeux de proie hypnotisée sans que sa gorge puisse émettre le moindre son.

L'homme eut un sourire d'excuse, un sourire d'étranger qui ne comprenait rien à sa panique et cela la rassura aussitôt. Sans même y répondre d'une façon ou d'une autre elle referma les yeux. Le train ralentissait à nouveau. Le voyage était loin d'être fini.

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