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Léger comme l'air

par Anita BELDIMAN-MOORE

Il était huit heures du soir, dans le métro me ramenant chez moi. Malgré l'heure, une foule impressionnante se pressait autour des deux rangées de quatre sièges face à face où j'avais réussi à m’asseoir quelques stations auparavant. La fille devant moi écoutait "Unplugged" d'Eric Clapton.

Elle était plutôt grosse et pas franchement jolie mais ne semblait pas du genre à en faire des complexes. Elle occupait sa place avec une placidité confiante assez sympathique. La musique devait faire éclater ses tympans car je l'entendais parfaitement depuis ma propre place. Et soudain, cela me ramena près de trois ans en arrière.

J'étais allée à Cambridge pour six mois. Une sorte d'extension de mon DEA ou des vacances déguisées. Et sur mon vélo, tous les jours, malgré leur sacrée conduite à gauche et les conseils de tous les professeurs, j'écoutais ce même disque, encore et encore.

Chaque chanson me rappelait les jonquilles, les arbres en fleurs et la grêle qui les secouait de temps en temps et me fouettait les mains et le visage par la même occasion.

Comme c'était étrange de se voir transportée dans les rues ensoleillées et trempées de l'Angleterre printanière entre deux stations de métro parisien. Tout revenait par bribes. Comme le parfum de l'herbe mouillée et de l'air glacial des matins dans ma chambre avant que je n'aie eu le courage de sortir de dessous mes couvertures pour allumer le radiateur à gaz.

Celui-ci était une véritable antiquité. Il lui fallait environ cinq minutes, montre en main, pour daigner offrir la moindre étincelle. Et ce, non sans avoir au préalable imprégné la chambre de fortes et inquiétantes effluves de gaz. La manoeuvre suivante consistait à s'enfouir le plus profond possible de nouveau sous les couvertures en attendant que l'atmosphère s'adoucisse un peu. Ensuite venait l'inévitable chasse aux pantoufles. Je n'avais jamais compris l'utilité des pantoufles avant de vivre en Angleterre. J'ai toujours circulé pieds nus dans mon appartement quelle que soit la saison. Mais il est vrai que j'ai toujours eu une bonne moquette comme il sied à un pays civilisé. Là bas, tout n'est que carrelage et plancher quand ils ne se contentent pas de jeter un malheureux tapis de corde sur le béton.

C'était la dernière station avant mon arrêt. La fille relança son walkman à partir de la première chanson. Je connaissais l'enregistrement pas coeur mais le plaisir était toujours le même. Peut-être était-ce à cause de tous les souvenirs qu'il renfermait. Un peu comme une madeleine. En meilleur, puisque je n'ai jamais aimé les madeleines n'en déplaise à Proust. Je descendis le coeur léger, l'esprit lavé comme après ces fameuses pluies printanières. Il n'y avait que cinq minutes du métro jusqu'à chez moi mais cela ne m'en prit pas trois.

Les rideaux étaient tirés et une lumière mordorée filtrait au travers comme chaque soir. Il était tard, presque neuf heures, mais le dîner était prêt et même s'il n'y avait pas pensé avant, cela ne prendrait pas dix minutes pour le réchauffer.

L'ascenseur s'arrêta avec son hoquet habituel qui me donne toujours l'envie, mais pas le courage, de prendre les escaliers la prochaine fois. La porte s'ouvrit sans un bruit sur les commentaires du match de rugby France-Pays de Galles. La première chose que je vis fut la fumée de sa cigarette et son verre de gin-tonic. Et je me maudis pour l'effet que cela eut sur moi. Il sourit et se leva du fauteuil avec maladresse en essayant de ne pas faire tomber la cendre de sa cigarette sur le tapis.

L'air embaumait le ragoût qui mijotait en attendant mon retour et son baiser avait le goût du printemps.

« Hi darling how was your day ?”
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