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Point de vue

par Anita BELDIMAN-MOORE

 

 

Cela a commencé tout bêtement par une visite chez l’opticien. Je suis myope, modérément, modestement même dirais-je, mais si mon infirmité n’évolue plus vraiment à présent que j’ai atteint l’âge adulte, je m’offre tout de même tous les trois ou quatre ans le plaisir de changer de lunettes. Cette fois là j’avais opté pour le grand jeu : verres amincis, anti-reflets, anti-gouttes, bref, la formule un de l’optique… et du porte-monnaie. Mais que voulez-vous, le vendeur m’avait promis que cela ne rapetisserait plus mes yeux comme tous les myopes le subissent depuis la nuit des temps. Et je ne suis pas moins coquette qu’une autre.

Le jour dit, je me rendis donc à la boutique pour essayer ces merveilles. Ce fut un choc.

- Whaouuu !

- Cela fait toujours ça au début, me rassura le vendeur. Ces verres amincis concentrent la lumière et les objets semblent très proches et leurs contours anormalement nets. Vous vous y habituerez. Mais si vous avez la tête qui tourne un peu, portez les seulement quatre à cinq heures par jour pour commencer.

Je n’étais pas certaine de pouvoir supporter cette acuité de vision même quatre heures par jour, mais je n’allais pas me plaindre. Au fait, l’homme avait dit la vérité : ces verres respectaient la taille naturelle de mes yeux ce qui me semblait peu naturel après toutes ces années.

- Vous voyez enfin votre vrai visage, déclara le vendeur un peu emphatique.

Vrai visage ou pas c’était un peu déstabilisant. Une fois dans la rue je n’étais pas très sûre de moi et j’avançais à pas prudents. La netteté de tous les détails de mon environnement me donnait le vertige et je sentais mon cœur palpiter à la naissance de ma gorge. C’est en traversant la rue que le phénomène se manifesta pour la première fois. Alors que je jetais un regard machinal à gauche puis à droite, il me sembla capter du coin de l’œil une forme se déplaçant rapidement sur ma droite. Je fis prestement un pas en arrière, croyant que c’était une voiture mais à ma grande surprise la voie était tout ce qu’il y a de plus libre.

Je n’attachai pas beaucoup d’importance à cette petite déformation optique sur le moment, trop concentrée sur ma vision décuplée. Mais une fois chez moi cela se reproduit. Il me sembla en entrant dans le salon qu’une petite forme traversait prestement la pièce sur ma droite, un peu comme l’aurait fait un chat. Sauf que je n’avais pas de chat.

J’enlevai mes lunettes et me frottai les yeux avant de les remettre. Rien n’avait changé dans la pièce, les meubles, les bibelots, tout était à sa place. Aucune trace du moindre félin ou de quoi que ce soit d’autre. Je vaquai donc à mes occupations sans plus me préoccuper de ces légères hallucinations. Quelques heures plus tard, je dus cependant ôter mes lunettes car je commençais à avoir sérieusement mal à la tête. En remettant les anciennes j’eus l’impression de revenir à une réalité plus familière.

Je portai mes nouveaux verres avec assiduité un peu plus chaque jour. Mais contrairement à ce que m’avait promis le vendeur, les effets ne s’estompaient pas : mes yeux semblaient capter une multitude de formes et de mouvements à la lisière de ma vision… et mes migraines allaient empirant.

Après quelques semaines de ce régime, je retournais chez le médecin pour lui expliquer mon problème.

- Les verres ne semblent pas être en cause, me rassura l’homme de l’art. Ils sont aux bonnes dioptries, de bonne qualité et sans distorsion visible même à la loupe. Je pense que vous devez faire des migraines ophtalmiques. Etes-vous stressée outre mesure, travaillez-vous beaucoup sur écran, traversez-vous une phase de bouleversement hormonal…

- Comment le saurais-je ?

- Je veux dire avez-vous changé récemment de pilule, êtes-vous enceinte ? Cela peut même être dû à une ménopause précoce.

- Merci beaucoup !

- Je suis on ne peut plus sérieux (et c’est bien ce qui m’inquiétait). Quoi qu’il en soit je vais vous prescrire un antalgique et un traitement anti-migraineux pour trois mois. Nous referons le point à ce moment là.

Je ressortis de son cabinet tellement inquiète et tendue que tout le reste de la journée je ne notai aucune manifestation du phénomène alors même qu’un tel état aurait dû l’accentuer selon les théories du médecin.

Le traitement qu’il m’avait prescrit fut efficace en ce sens que les migraines disparurent bel et bien. Mais les illusions d’optique parurent en être alors décuplées.

Ce qui auparavant n’étaient qu’ombres mouvantes prenaient peu à peu formes humaines ou animales. A plusieurs reprises j’aurais mis ma main à couper qu’il y avait un chat chez moi ou qu’une silhouette pressée venait bel et bien de franchir en même temps que moi la porte de ce magasin.

Délaissant l’ophtalmologiste, je me résignai alors à prendre le chemin du psychiatre.

Ce dernier m’écouta attentivement, me rassura en me disant que mon comportement ne semblait pas affecté outre mesure par ces visions et que ce n’était sans doute pas encore une pathologie gravissime.

- Vous avez peut-être tout simplement du mal à vivre votre relative solitude.

- Peut-être, dis-je, mais alors de façon très inconsciente.

Il m’envoya cependant faire un scanner et multiplia les prises de sang à jeun, gavée ou inopinées, afin de vérifier ma glycémie, mes taux hormonaux et aussi sans doute mon éventuelle toxicomanie.

Lorsqu’il s’avéra qu’aucune cause physique connue ne justifiait ces visions, il entama une thérapie comportementale très peu agressive mais qui à ce jour me demeure totalement incompréhensible. Malgré des séances hebdomadaires et une entière bonne volonté de ma part, le phénomène ne fut en aucune manière affecté par ce traitement.

Jusqu’au jour où en me promenant au bord de la Seine, j’eus à nouveau l’impression d’être frôlée par l’un de ces passants mystérieux. Machinalement je regardai mon reflet dans l’eau et j’eus la nette vision de cette même forme qui disparaissait. Que j’aie des visions certes, mais que ces visions possèdent leur propre reflet, cela était une autre paire de manches.

Je rentrai chez moi un peu groggy mais partiellement rassurée sur ma santé mentale. Abandonnant pour un temps la thérapie et les anxiolytiques je décidai de me concentrer sur ces visions, de les cerner en quelque sorte malgré leur évanescence.

Les premiers temps cela ne fit que ramener mes migraines et les intensifier. Mais au bout de quelques semaines, je fus en mesure de compter non pas un mais trois chats d’âge et de pelage différents dans mon appartement.

Dans la rue également, je pouvais dire désormais s’il s’agissait d’une femme ou d’un homme qui passait à proximité de moi et dans quelle direction ils allaient. Peu à peu je distinguai même leur âge, la couleur et la texture de leurs vêtements. Et cette foule silencieuse et pour tout autre invisible m’apparut alors moins effrayante.

C’est à peu près à ce stade qu’un incident faillit tout remettre en question. Toute à ma contemplation de ce monde parallèle, je devais faire un peu moins attention à celui dans lequel j’évoluais car un jour j’entrai en collision avec un livreur lourdement chargé et dans la chute qui s’en suivit, je cassai mes lunettes. Les verres étaient intacts mais les montures étaient brisées en leur milieu rendant toute réparation de fortune impossible.

Je les portai donc chez l’opticien qui me proposa de remplacer les montures.

- Il sera peut-être aussi nécessaire de changer les verres car la taille la forme et surtout le point de focalisation risquent d’être différents.

- Entendu, répondis-je, mais j’aimerai que vous tentiez une réparation même fruste de ces montures pour les avoir sous la main en cas de problème.

L’homme s’exécuta et quelques jours plus tard je pris livraison de nouvelles lunettes et de mon ancienne paire grossièrement ressoudée au point de rupture. Les nouveaux verres étaient également ultra performants mais cette fois-ci le choc n’eut pas lieu.

- C’est parce que vous êtes habituée aux verres amincis aujourd’hui et que votre vision n’a guère évolué, m’expliqua le vendeur avec empressement.

Je rentrai donc chez moi avec, pour la première fois depuis des mois, la compagnie des seuls passants que tout le monde pouvait voir. Une fois chez moi aucune trace d’animal quel qu’il soit. Je pris plaisir à vivre ainsi quelques jours, entièrement rassurée sur ma santé physique et mentale.

Puis, comme je m’ennuyais un peu je repris mes anciennes lunettes. Désormais j’ai appris à accepter la présence de ces étranges créatures, toujours pressées, toujours passantes, jamais tout à fait définitives ou identifiables. Je ne sais toujours pas me l’expliquer et à vrai dire je ne le cherche plus. Peu importe qu’elles appartiennent au passé, au présent ou au futur. Elles ne m’ont jamais fait signe ou semblé noter ma présence mais rien n’interdit de penser qu’elles me voient aussi. D’ailleurs elles ne m’ont jamais vraiment touchée, malgré leur vitesse, jamais elles ne m’ont bousculée ou même frôlée. Leurs trajectoires semblent tracées à l’avance et rien n’a l’air de pouvoir les en dévier. Mais même ainsi sur leurs rails parallèles, elles ont en quelque sorte changé mon point de vue sur le monde.

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