Aux nouvelles

A la frontière de la pluie

par Anita BELDIMAN-MOORE

 

C'était étrange, après avoir souhaité tant de fois s'entendre lui dire "je t'aime" sans récolter en échange un regard vaguement choqué et pour le moins interloqué, voila que tout à coup elle voulait juste le voir fermer la porte du compartiment et disparaître dans le couloir. Au lieu de ça, il se balançait gauchement, regardant sa montre et les valises soigneusement rangées, l'air passablement idiot.

Elle sursauta à cette pensée, espérant de tout son coeur que son regard n'avait pas eu en cet instant la fulgurante dureté qui l'avait alors saisie. Pour calmer sa conscience, elle lui adressa un sourire chaleureux et tendre qui le décrispa aussitôt.

Il suffisait de si peu.

Elle tendit la main et prit celle de l'homme dont le regard s'illumina soudain. Il n'avait pas l'habitude de la voir ainsi, nerveuse et tendue. Il la connaissait un peu folle, enjouée, terriblement embarrassante parfois mais si merveilleusement saine et vivante que la statue froide et sévère assise à cette même place quelques instants auparavant lui apparaissait comme une inexplicable hallucination.

N'avait-elle rien oublié ? Non ? Parfait. Etait-elle sûre de ne pas vouloir qu'il l'accompagne ? Il pouvait prendre le train du soir et être à Cabourg à l'aube.

Non, il ne fallait pas qu'il se dérange. Tout se passerait bien. Elle avait besoin de changer d'air et elle en profiterait pour régler ces petites affaires de famille.

Alors tout était pour le mieux ? Tout était pour le mieux.

C'était si facile de mentir quand l'autre ne demandait qu'à vous croire. Une légère pression de ses doigts sur ceux de l'homme. Un dernier sourire rayonnant. Un "je t'aime" qu'elle espérait convaincant. Et enfin, la porte qui se fermait.

Le visage détendu et inexpressif, les yeux ouverts mais perdus dans le vide, elle se laissa aller contre la banquette en remerciant le ciel avec un soulagement sauvage de ce que sa fenêtre ne donnait pas sur le quai.

Elle ferma les yeux, espérant chasser ainsi cette bouffée de haine qui la laissait à la fois effrayée et soulagée. Mais contrairement à son attente, sous ses paupières closes, elle ne voyait que ce visage à la fois sûr de soi et anxieux, et elle eut une envie rétrospective de le gifler.

Elle rouvrit les yeux. Ce n'était pas tant la violence qui l'effrayait que la totale gratuité de cet acte. Car elle aimait cet homme. Elle l'avait précisément choisi pour cette même assurance inquiète qui le rendait à la fois vulnérable et solide et qui lui semblait aujourd'hui insupportable.

Elle commença à penser que ce week-end à Cabourg ne pourrait pas lui faire de mal, mais au fond d'elle même elle n'en était pas si sûre.

Alors, comme toujours lorsque son esprit commençait à vagabonder trop près de la frontière des interdits et des réponses embarrassantes, elle ajusta son walkman et ouvrit un roman policier. Elle en connaissait l'intrigue pour l'avoir lu une douzaine de fois, mais cet univers familier et rassurant l'aidait à faire le vide, à ne plus penser à rien.

Au détour d'un chapitre archi-lu, elle leva les yeux sur le paysage gris et humide qui défilait le long de la voie ferrée. Ce week-end ressemblait à une fuite. Une fuite en avant.

*

* *

Lors de la correspondance à Deauville, la pluie avait fraîchement fait son entrée en scène. C'était une pluie d'automne, fine et brumeuse, à peine palpable et pourtant pénétrante. Mais elle ne s'en souciait pas, pas plus que du vent violent et désordonné qui agitait son imperméable et emmêlait ses cheveux. C'était comme un rituel, un traditionnel lever de rideau, un rideau transparent et gris qu'en l'occurrence elle traversait sans le voir et qui se refermait aussitôt en un éternel recommencement.

Revenir à Cabourg n'était pas indiqué. C'était même contraire à toute une discipline de vie qu'elle s'était imposée. Mais elle savait, alors même qu'elle se l'était fixée, qu'elle enfreindrait cette règle au moment le moins opportun et le plus mal choisi. C'était comme cet instinct suicidaire, cette impulsion aussi terrible qu'irrésistible qui pousse le blessé à retirer ses bandages quelques jours avant la cicatrisation. Une façon de nier la maladie ou au contraire de ne pas oublier. Dans tous les cas de lui donner une importance centrale.

Au fond, elle savait qu'elle ne venait pas là pour vendre la maison de son enfance. Elle venait pour un rendez-vous autrement plus important que celui avec le notaire. Et le temps était idéal pour ce rendez-vous là. En ce week-end pourri où les êtres humains se réduisaient à des ombres pathétiques, elle était venue rencontrer un fantôme.

Elle sourit avec ironie lorsque, comme pour ponctuer cette pensée théâtrale, le sifflet du chef de gare retentit et que le train s'ébranla.

Elle avait parfaitement conscience de la comédie qu'elle se jouait à elle-même. D'autant plus consciente que cela lui était devenu naturel. Une autre défense, ni meilleure ni pire que les autres, sauf que, parfois, elle frôlait de trop près la vérité. Elle constata avec un léger soupir, dépit ou satisfaction, qu'elle avait de plus en plus de mal à se mentir. Mais elle n'y renonçait pas. Elle savait que cette crise était passagère et qu'elle pourrait bientôt refermer ces portes obscures et faire semblant d'être heureuse, saine et équilibrée, et peut-être d'y croire au point de le devenir. Elle était bien placée pour savoir qu'on peut toujours dépasser les limites aux quelles on se croît condamné.

Elle allait se plonger avec une délicieuse douleur dans les souvenirs et en ressortir comme d'habitude. Ce n'était qu'un week-end et le dimanche soir il serait là, sur le quai, à l'attendre. Le train aurait eu du retard et il en serait légèrement agacé, comme si elle avait eu là dedans sa part de responsabilité. elle le trouverait, la mine assombrie, en un endroit stratégique d'où il pouvait observer le quai. Comme si elle risquait de passer à côté de lui et lui à côté d'elle sans se reconnaître. Elle serait un peu triste. Il s'en inquiéterait. Et tout rentrerait dans l'ordre. Ce n'était qu'un week-end. Le risque avait été calculé.

*

* *

Le Grand Hôtel était monstrueusement attachant et la grimace qu'elle fit en le découvrant ressemblait à un sourire teinté de tendresse et d'ironie. On fait les choses bien ou on ne les fait pas. Lorsqu'on verse dans la nostalgie romantique, autant remonter aux sources et sortir tous les clichés de rigueur. Elle hésita pourtant avant de demander une chambre avec vue sur la mer. Mais elle aimait jouer avec le feu et aller au fond des choses. Le décor était planté pour le grand exorcisme. Trop bien sans doute.

La mer était triste et grise, et le sable avait une teinte affreuse. Le ciel était plombé et le drapeau du casino s'agitait avec une frénésie comique. Elle s'était blindée contre tout sauf contre ce ridicule touchant qui lui traversa la poitrine comme une crampe, la forçant à prendre appui contre un mur. La chambre même, avec son papier peint bleu foncé orné de lauriers argentés, ses fauteuils faux-style, semblait murmurer une ancienne et poignante comptine.

En vieille habituée de ce sentiment venu en traître, elle rit à gorge déployée, le plus haut et le plus fort qu'elle put. Ce furent les coups indignés frappés au mur par un poing anonyme qui la ramenèrent définitivement dans sa chambre d'hôtel au luxe un peu fané. Et si les larmes avaient perlé au coin des paupières, il suffisait de se moucher un bon coup. Ce qu'elle fit avec énergie.

*

* *

Etendue sur le dos, elle regardait les ombres ballerines au plafond de sa chambre. La nuit n'était pas encore tout à fait tombée. Les yeux mi-clos, dans cette lumière entre chien et loup où la réalité semble sur le point de basculer et vacille à la frontière de la fantasmagorie, elle osait enfin plonger dans les étranges abysses de ses sentiments. Les terreurs et les angoisses contre lesquelles elle menait une lutte quotidienne et épuisante étaient loin. Ce n'était pas comme si elles avaient disparu, mais elles semblaient appartenir à une autre femme, à une autre vie. Elle les rappela à elle comme l'on nomme les monstres fabuleux des légendes de l'enfance. Ceux qui ont tant effrayé et qui ne représentent plus que des syllabes pleines de nostalgie.

Elle semblait s'hypnotiser elle-même par cette douce mélopée. Son corps si lourd et fatigué tout à l'heure, se réveillait, léger, presque immatériel. Et les ombres caressaient les murs en une danse mystérieuse et silencieuse. De temps en temps, une ombre plus claire qui se voulait lumière venait lécher son visage dans un baiser fantomatique.

Les bruits qu'elle distinguait tous avec précision se mêlaient avec l'harmonie d'un orchestre symphonique. Le grincement des portes qui s'ouvrent et se referment, le gémissement des ascenseurs asthmatiques, le murmure déchirant de la brise marine et, réguliers et implacables, les échos des vagues fracassantes. Et puis, battant la mesure de ce paisible engourdissement, son coeur, petit métronome oublié et heureux.

Du tréfonds de sa conscience, quelque chose ou quelqu'un signalait avec frénésie que cet abandon était dangereux. Qu'il ne fallait pas baisser ainsi toutes ses défenses à la fois et se livrer à la merci du souvenir. Mais qu'il est doux de sentir sur son corps libéré la douce fraîcheur de la nuit.

D'un geste presque décomposé, elle écarta une mèche de son front. Le contact de ses doigts avec son visage lui parut aussi étrange que s'il se fut agit de la main d'une autre. Attentive à ses moindres sensations, elle ne savait pas ce qui lui paraissait le plus irréel, la froideur de sa main ou la chaleur de sa joue.

Fermant les yeux pour mieux se concentrer ou pour mieux s'évader, elle sentit rouler sa tête contre l'oreiller et, comme dans un prélude à une harmonie à venir, son parfum se mêla tout naturellement à l'odeur de frais et de lavande du linge propre et à celle plus diffuse mais plus tenace de poussière humide.

Il suffisait d'imaginer qu'elle était morte. Oserait-elle ?

Peut-être aurait-elle franchi ce seuil sur lequel elle avait buté tant de fois. Peut-être aurait-elle atteint cette paix que seules apportent les grandes certitudes. Mais le téléphone sonna.

Le coeur affolé, le souffle court, comme un plongeur qui serait remonté trop vite à la surface, elle se releva et alluma la lampe de chevet. Cette sonnerie terriblement réelle lui martelait le crâne impitoyablement tandis qu'elle tentait d'apaiser la douleur qui oppressait sa poitrine.

Enfin, elle tendit la main, décrocha et murmura un "allô" d'une voix qu'elle ne reconnut pas pour sienne.

*

* *

Ce n'était que lui. La voix familière entreprit de la questionner sur son voyage, son arrivée, la chambre d'hôtel, son moral. Elle répondait machinalement avec l'étrange sensation d'entendre sa propre voix comme dans un écho. Elle était absente et irritée à la fois. Etrangement, la seule chose qui lui venait à l'esprit, tel un leitmotiv, était qu'il serait peu charitable de lui raccrocher au nez.

Non, sa voix n'avait rien de bizarre. Ce n'était qu'une impression. Une question de liaison téléphonique.

Sa voix à lui, comme cherchant à se convaincre de ce qu'elle disait, entama une anecdote où il était question d'appels d'outre-mer.

Allongée sur son lit, elle se mordit les lèvres pour ne pas hurler. Elle réussit à dire d'une voix aussi peu cassante que possible qu'elle était fatiguée et qu'elle allait prendre quelque chose pour dormir.

Non, elle n'oublierait pas de mettre le réveil pour son rendez-vous avec le notaire. Non, ce n'était pas bizarre que ce dernier la reçoive un samedi. C'était un ami de sa grand-mère et il la connaissait bien. Non, elle n'abuserait pas des cachets de Valium.

Elle ferma les yeux comme si cela pouvait la protéger de la voix qui n'en finissait pas d'égrener ses recommandations.

Enfin, il dit qu'elle lui manquait. Aussitôt une vague de gratitude la submergea : la communication touchait à sa fin.

"Toi aussi tu me manques", conclut-elle, radoucie, sans toutefois parvenir à croire elle-même en sa sincérité.

Elle n'aurait jamais pensé que l'on pouvait avoir autant de répulsion et de haine envers quelqu'un que l'on aimait. Elle avait toujours préféré croire que les sentiments étaient quelque chose de simple, comme dans les romans à quatre sous. Non pas qu'ils fussent immuables, au contraire. Mais elle ne pensait pas pouvoir atteindre un jour cette cruelle ambiguïté qui dévoilait soudain un aspect aussi déplaisant que pas tout à fait inconnu de sa propre personnalité.

Elle estimait avoir fait assez d'introspection pour une seule journée. Déjà il lui semblait que ce week-end allait s'avérer très, très long. Elle avala deux cachets et se déshabilla. Il n'était pas huit heures et elle n'avait pas dîné mais cela lui apparut comme secondaire. Pour la première fois depuis qu'elle avait pris sa décision, elle se traita d'abrutie.

Rien ne valait la peine de revenir sur le passé, de fouiller dans les souvenirs comme l'on tourne les pages d'un vieil album photo. Elle avait tourné le dos à tout cela et s'en était tirée un peu moins mal que les autres. Elle avait su éviter certaines questions entêtantes qui étaient déjà en elles-mêmes des réponses, d'embarrassantes réponses. Alors pourquoi revenir au premier prétexte à peine sérieux ? Pourquoi tout remettre en question ?

Peut-être parce que certaines questions ont besoin d'être clairement formulées pour perdre de leur charme vénéneux. Peut-être que les réponses les plus terribles sont plus faciles à supporter que l'éternelle dérobade d'une mémoire sélective. Peut-être enfin que même mort, le regard bleu-gris, si sage et si pénétrant, qui avait illuminé son enfance, la fixait toujours d'on ne sait où attendant avec patience, lassitude et, malgré tout, indulgence qu'elle fit enfin ce qu'il attendait d'elle.

Les yeux ouverts, dans la fraîcheur humide des draps, elle se demandait désespérément en quoi cela pouvait bien consister.

*

* *

Ca y était. Elle avait vendu "l'île aux trésors".

C'était lui qui avait décidé un beau jour de rebaptiser ainsi la lourde et disgracieuse villa qui s'élevait à quelques mètres du sable fin et de la mer. Et il n'y avait que lui pour imaginer trésors et mystères dans la transparence bourgeoise de la vieille bâtisse.

Elle avait cru longtemps qu'il lui serait intolérable de céder la maison tant qu'un seul des souvenirs qui s'y rattachaient demeurait vivace en son coeur. Quand les locataires, une famille de cinq enfants, revinrent à la charge pour la dixième fois, elle avait trouvé rassurant ce chiffre rond et elle avait accepté. Sa mère avait toujours aimé les chiffres ronds, c'était joli à écrire, facile à retenir et ça ne s'encombrait pas de détails. Sa mère détestait les détails. Elle n'avait jamais voulu donner un nom à la villa.

"Elle ne le mérite pas", disait-elle en riant, émergeant de ses colliers de coquillages.

Sa mère n'aimait, en vacances, que le soleil et les coquillages. Et si le premier était plutôt rare sur les plages de Normandie, les coquillages à marée basse se comptaient par milliers. Dans la maison aussi d'ailleurs. Du temps de sa mère, il y en avait partout. Dans des coupelles, des bocaux, enfilés sur un fil de soie ou de canne-à-pêche, ils répandaient partout leur éclat irisé ravivé par une couche de vernis à ongles transparent. En vacances, sa mère dormait et faisait des colliers de coquillages.

C'est peut-être pour ça qu'il avait songé à des trésors enfouis. Mais les trésors, elle s'en rendait compte, alors qu'elle longeait la plage vers la villa, les trésors n'étaient pas dans la maison mais dans le coeur de ses occupants.

Elle se rendait compte qu'elle avait fui ces souvenirs, ces demi-vérités avec un tel acharnement qu'en les redécouvrant ce jour-là, elles paraissaient artificielles.

Elle avait cru se faire mal en venant signer l'acte de vente. Elle avait cru jouer avec le feu comme à la roulette russe. Et elle était un peu frustrée de découvrir que ce n'était que l'aboutissement logique et inévitable de cette route cahoteuse qu'elle suivait depuis toutes ces années.

La plage était sinistre, désertée par tous, parsemée de poubelles dont les sacs en plastique claquaient au vent comme des drapeaux obscènes. Elle avait un air de terrain vague. La mer n'était même pas noire, elle avait une couleur gris terreux. La couleur des noyés, songea-t-elle avec un frisson.

Soudain elle n'eut plus la moindre envie de revoir la villa. Elle voulait juste prendre le premier bus pour Deauville et rentrer à Paris. Elle sentit une sorte de nausée la prendre, de celles que l'on ressent après avoir pleuré pendant des jours entiers et fumé des paquets de cigarettes. Mais ses yeux étaient secs et elle n'avait pas allumé de cigarette depuis au moins vingt-quatre heures. Comme par défi, elle en sortit une précisément, mais à cause du vent, elle dut s'y reprendre à cinq fois avant d'en tirer la première bouffée. Et à ce moment là elle n'en avait plus envie.

En fait, songea-t-elle en un éclair d'honnêteté, elle n'avait envie de rien. Elle ne voyait plus très bien ce qu'elle avait voulu prouver en revenant ici. Elle ne voyait surtout plus d'intérêt à prouver quoi que ce soit.

Mais l'océan avait les yeux de ceux qu'elle avait aimé. Non. L'océan n'avait pas d'yeux, il n'avait que des vagues sales et des haillons d'écume qui renaissaient sans cesse. Et pourtant le regard attentif la poursuivait toujours. Il ne l'avait jamais quittée, elle avait seulement fait semblant de ne pas le voir.

Ici, sur le sable humide qui la glaçait jusqu'aux os, elle ne pouvait plus l'éviter. Elle laissa alors venir ces souvenirs exilés, et elle fut surprise de ne pas les voir déferler en rompant les digues si patiemment érigées. Peut-être était-ce la mer qui leur imprimait son rythme lent et monotone, cet air tranquille de résignation.

*

* *

La maison lui avait toujours paru très grande et très bruyante. Il était vrai qu'il y défilait plus de gens que dans la moyenne. Le rire vous collait à la peau. C'était une forme toute immédiate de bonheur, elle le reconnaissait volontiers, mais c'était aussi la plus satisfaisante qu'elle eut jamais expérimentée.

Elle avait d'ailleurs longtemps cru que c'était la seule forme de bonheur possible. Elle le croyait encore de temps en temps. N'était-ce pas au fond ce qu'elle essayait péniblement de bâtir avec cet homme qui l'attendait à Paris ?

C'était une façon de se protéger de la banalité du quotidien, de la médiocrité de tous ces objets utilitaires que de les fondre dans un bonheur tranquille et farfelu. Mais ce n'était pas à la porté de tout le monde de tomber sous le charme d'une casserole.

Sa mère avait ce don et elle le transmit avec beaucoup de constance à tous ceux qui l'avaient approchée. Ca n'avait rien à voir avec un quelconque fétichisme, elle était trop saine, trop honnête et sans doute pas assez imaginative pour ça. Ca tenait tout simplement d'un solide bon sens arrosé d'une forte dose d'humour.

La douce folie que cela engendrait contrastait toujours pour le visiteur non-initié avec l'extrême propreté des lieux. Ils avaient beau avoir tous l'air d'avoir perdu l'esprit, la maison offrait toujours un aspect d'ordre et d'hospitalité rassurants. Les draps sentaient la lavande, la cuisine le pain frais et les fleurs dans les vases ne se fanaient jamais.

Elle avait évolué ainsi entre l'ordre et la folie, entourée de tant d'amour qu'elle ne savait plus très bien quoi en faire. C'est dangereux de prendre de telles habitudes dès le biberon. Ca vous rend exigent et l'on croit que tout est acquis et que l'amour va de soi. Elle savait maintenant que l'amour n'allait jamais de soi. Mais à l'époque c'était le cas et elle disait "je t'aime" comme l'on dit "bonjour", le même naturel. Parfois aussi le même automatisme.

L'amour, quand on est enfant, est toujours plus beau que lorsqu'on grandit. D'abord parce qu'il s'encombre de moins d'hypocrisies et de moins de mensonges. Ensuite parce qu'il dure toute la vie quoi qu'il arrive. On ne rompt pas quand on est enfant, tout comme on n'achève jamais un jeu. On en commence un autre tout simplement.

"On disait que j'étais parti et que tu pleurais..."

Il y a toujours des drames terribles dans les jeux d'enfants mais seuls les autres trouvent ça effrayant. Eux savent que tout finit toujours bien.

Elle l'avait aimé depuis toujours, moitié comme un frère, moitié comme un amoureux. Elle ne s'était jamais inquiétée de compter ses défauts et ses qualités. Elle l'avait pris en bloc, intégré à sa propre vie avec cette certitude inébranlable, la foi qu'ont tous les enfants en l'immortalité.

L'apprentissage de l'âge adulte, ce n'est rien d'autre en fin de compte que la reconnaissance de la mort et de la finitude.

Ce qui l'étonnait un peu en y repensant c'est que leur amour ait survécu à l'adolescence. Peut-être en guise de dernier refuge. Elle refusait de croire qu'il ait pu changer, se corroder au contact de la réalité. Elle le considérait pur et intact.

Il était surtout fait de transparence et de découvertes. Ils n'avaient jamais failli au jeu de "si on se disait tout". L’honnêteté ne sauvait pas toujours de la colère, des brouilles et des larmes. La tendresse n'excluait pas les bousculades, les empoignades dans le sable, les coups et les morsures. Elles les remettaient à leur juste place, un point c'est tout.

Ils prenaient pourtant la vie au sérieux. Beaucoup plus au sérieux que tous les adultes. Ils avaient des projets. Il serait poète et elle lui donnerait trois enfants. Ils feraient d'autres choses aussi, bien sur : ce n'était là que l'essentiel, l'indispensable.

Ils n'avaient pas été surpris que sa mère les prenne au sérieux. Ils n'en avaient jamais douté. D'ailleurs, ils ne doutaient de rien. Jamais. Au point qu'en ce soir là, sur la plage déserte, elle ressentit toutes ses concessions d'adulte responsable comme autant de trahisons.

On ne devrait jamais avoir une enfance trop heureuse, la vie après paraît trop dure. De cette enfance inachevée, elle avait gardé une soif d'absolu que toutes ses lâchetés n'avaient fait que mettre à vif sans la tarir. Cette intégrité qu'elle avait anesthésiée faute de pouvoir l'apprivoiser, cette intransigeance monstrueuse de l'enfance avait consumé le regard océan sans qu'elle puisse réagir. Sans qu'elle puisse le retenir.

Pourquoi n'avait-il pas supporté ce dont elle avait pu s'accommoder ? Etait-ce un signe de faiblesse ou de volonté ? Un manque de maturité ou une lucidité implacable qui ne laisse pas de place à l'alternative ? L'alternative est déjà l'antichambre de la trahison. Il s'était tout simplement arrêté sur le pas de la porte, refusant d'aller plus loin, même avec elle. Intransigeant jusqu'à la fin, enfant jusqu'à la mort.

Dans une logique de rédemption typiquement féminine, elle avait longtemps cru qu'il aurait suffi de l'aimer un peu plus, de le serrer un peu plus longtemps dans ses bras pour lui donner envie de vivre encore un peu. Mais on ne peut pas sauver ceux qu'on aime. On peut seulement les aimer. Elle avait refusé cette évidence au goût de compromis et elle n'était pas encore tout à fait prête à l'accepter. Elle reculait devant la délivrance sachant qu'elle aurait sur le moment la cruauté douceâtre du reniement.

Elle rouvrit les yeux pour s'apercevoir qu'il faisait nuit et que la mer était loin. Le goût de sel sur ses lèvres, ce n'était pas celui des embruns, c'était celui des larmes.

*

* *

Elle avait demandé à la réception de ne lui passer aucun appel. Elle retrouva sa chambre avec une sorte de soulagement ému qui la poussa à caresser avec tendresse le bois lustré du petit secrétaire. Elle se sentait curieusement à sa place en ce lieu étranger et éphémère, comme si elle avait besoin d'anonymat pour être enfin en paix avec elle-même.

Un instant, elle songea à l'autre, essayant de la joindre, sans doute inquiet, sûrement indigné par l'intransigeance polie du réceptionniste, composant déjà en pensée un petit discours de reproches pour son retour.

Elle ne s'effrayait même plus de le sentir si lointain, si étranger, elle comprenait pourquoi. Ce qui l'étonnait un peu en revanche c'était ce résidu de tendresse qui réagissait encore au souvenir de son nom. Elle aurait cru que tout avait été emporté par la vague des souvenirs. Elle n'aurait pas cru cet amour là si résistant.

Pendant des années, elle avait refusé de penser au passé, convaincue que tout ce qu'elle avait bâti de neuf ne survivrait pas à la comparaison. Or voila qu'il lui semblait, au lieu de le fragiliser, lui avoir donné des bases plus saines.

Décidément, rien ne s'arrange jamais comme on le prévoit. Un peu de son ironie lui revenait. Elle s'éclaircit la voix, simplement pour entendre un son dans le silence de la chambre. Si le téléphone avait sonné à cette minute, elle en aurait été heureuse. Mais, tout en tendant l'oreille, elle savait très bien qu'il ne sonnerait pas. Elle n'avait pourtant qu'un mot à dire pour qu'il sonne. Elle savait qu'il s'obstinerait à appeler jusqu'à une heure décente. Elle essaya d'évaluer mentalement ce que pouvait représenter pour lui une heure décente et elle eut un léger rire à peine audible.

Ce fut alors qu'elle réalisa qu'elle riait beaucoup avec lui. Pas de la même façon, certes, mais c'était agréable aussi. C'était aussi reposant et doux que cela avait été exaltant et fou. Et elle se demandait si cela tenait à la différence entre les deux hommes ou si c'était elle qui avait changé. Les deux sans doute.

Elle s'allongea sur le lit et s'abîma dans la contemplation des volutes argentées du papier peint. Ca n'avait pas été une bonne idée de revenir. Ses questions étaient bel et bien des réponses déguisées et elle ne pouvait pas vraiment dire qu'elle allait mieux.. Elle s'était perdue, flottant entre deux eaux, incapable de se décider pour un côté ou pour l'autre. Elle savait qu'elle était en train de tuer une douleur depuis trop longtemps chérie, mais elle détruisait du même coup son plus intime jardin secret. Et elle n'était pas certaine d'être assez honnête et assez forte pour mener l'entreprise à son terme.

Et quant bien même y parviendrait-elle ? Quelle attitude adopter ? Qu'adviendrait-il après ? Irait-elle mieux pour autant ? Allait-elle mal d'ailleurs ?

Elle avait peur de ne garder de cette aventure qu'une exaspération exacerbée envers l'homme qu'elle aimait.

Elle se sentit soudain misérable et sale. Et égoïste aussi. Elle ne lui avait jamais permis de s'immiscer dans son âme. Elle l'avait condamné à ne pas franchir certaines limites et il lui avait obéi. Elle ne lui avait pas laissé grande latitude pour l'aimer et pourtant il l'avait fait, de son mieux. Elle n'avait jamais cherché à savoir si lui était heureux, satisfait ou à son aise et il ne s'était jamais plaint. A l'écoute de son rythme intérieur, obsédée par la recherche d'un équilibre illusoire, elle n'avait jamais levé les yeux sur lui.

A ce stade, elle sut qu'elle n'irait pas plus loin dans l'autocritique, qu'elle prendrait la tangente comme d'habitude. Elle avala deux cachets et essaya de ne pas penser à lui en le faisant - "sois prudente, n'abuse pas..."-.

Il n'avait pas compris, et comme l'aurait-il pu, qu'elle s'était condamnée à vivre.

*

* *

Elle était devenue poète à sa place. L'amour vous pèse parfois comme un fardeau insupportable. Elle s'était toujours sentie responsable sans même chercher à définir de qui ou de quoi. Elle avait cru qu'elle devait vivre auprès de quelqu'un pour être heureuse. Elle avait bâti son univers sur quelques préjugés et elle venait précisément de les détruire.

Elle resta dans sa chambre jusqu'à midi. Il avait plu toute la nuit. Pas un crachin de saison, mais un orage qui avait réveillé le Grand Hôtel comme un vieillard rhumatisant que ses articulations faisaient souffrir.

Elle s'était laissée bercer par sa souffrance, l'appelant à elle pour une ultime confrontation. Elle abandonnait son enfance à celui qui l'avait emportée dans la mort. Elle croyait savoir à présent ce qu'il attendait d'elle depuis toutes ces années. Soit, elle le laisserait partir puisque telle était sa volonté. Elle renonçait à partir puisque telle était sa volonté. Elle renonçait à s'accrocher au souvenir à coup de larmes et de ruses désespérées. Son jeu de cache-cache avec une mémoire défaillante et un oubli salutaire mais mal venu, s'achevait enfin. Elle rendait les armes.

Mais elle sentait que si elle n'y prenait pas garde, l'avenir la guettait avec son lot d'angoisses et de promesses impossibles. Si seulement elle pouvait y renoncer aussi et ne plus penser qu'à l'espace-temps d'un battement de coeur.

Elle se dirigea vers la gare, essayant d'oublier que c'était la gare et que quelqu'un l'attendait déjà à l'autre bout des rails. Il y aura toujours quelqu'un pour l'attendre quelque part.

Elle poussa un soupir qui ressemblait à un sanglot et se concentra sur Cabourg et son bitume. L'air sentait le sel et l'herbe mouillée. Et les flaques reflétaient des nuages trop blancs sur un ciel trop sombre. Elle fit un détour pour caresser du regard quelques maisons encore plus biscornues que les autres. Elle regardait toujours leurs noms... parfois les détails ont du bon. Certaines avaient un air cocasse et embarrassant de grimaces figées. Comme si un adulte avait joué à l'enfant et s'était pris au jeu.

C'était un peu comme dans ces vieux films italiens, à la frontière du rire et des larmes. Elle surprit son reflet à peine brouillé dans une vitrine. Elle souriait.

*

* *

Le train arriva en gare de Montparnasse avec dix bonnes minutes de retard. L'homme que rien de spécial ne distinguait de la foule des parents et des amis venus attendre un voyageur, se fraya un chemin vers l'endroit le plus stratégique du quai. De là, bien campé sur ses jambes, le regard vigilant, il pouvait guetter celle qu'il attendait, dérangeant le moins de monde possible tout en ayant une vue d'ensemble.

Sur la promenade qui longeait la plage de Cabourg, la pluie de la veille donnait encore un lustre précieux au béton. La marée basse avait laissé d'immenses flaques d'eau salée sur le sable. Le ciel gris et froid se confondait avec la mer en un horizon brumeux. Mais un vent persistant écartait peu à peu le couvercle nuageux alors que les rayons du soleil perçaient le ciel et atteignaient la mer en un faisceau mystique.

Les passagers s'étaient à présent tous dispersés en direction des sorties. L'homme fronça imperceptiblement les sourcils certain pourtant d'avoir attentivement regardé chaque femme, chaque homme, enfant ou animal qui était descendu de ce train. Il vérifia l'heure à sa montre et leva un regard perplexe sur le panneau d'affichage en bout de quai. Tout était exact, tout était à sa place. Il n'avait commis aucune erreur. Et alors qu'il suivait des yeux les derniers retardataires qui échangeaient des baisers rapides avec leurs proches, son visage exprimait une douloureuse stupeur.

*

* *

Les cabines de bain, les transats enchaînés par groupes de vingt ou trente, les parasols ligotés et la baraque de crêpes aveuglée par un battant de bois solidement fermé par un cadenas rouillé, attendaient paisiblement les beaux jours. Le vent parfumé d'embruns soulevait par rafales le sable humide.

Ce dimanche, en fin de saison, il n'y avait guère qu'un vieil homme en manteau gris, coiffé d'un étrange feutre suranné qui promenait son chien. Assise sur le ponton de pierre qui descendait en pente vers les vagues grisâtres, la jeune femme semblait anachronique.

Elle regardait, au delà de la mer et de l'horizon, un point invisible et indéfini. Elle ne souriait plus. Elle avait tenté de se rappeler à quel moment son détour s'était transformé en retour. Elle avait attendu, figée et glacée jusqu'au moment où elle fut certaine que le train était arrivé à Paris. Puis son regard se ranima, fouillant les formes chimériques et éphémères des nuages, s'égarant parfois sur la crête d'une vague ou le vol d'une mouette.

Et pour la première fois de sa vie, elle n'avait plus peur. Elle osait enfin rêver qu'elle était morte, perdue pour le reste du monde et que personne ne l'attendait plus nulle part. Elle ferma les yeux, consciente de n'être plus que le plaisir douloureux de cet instant au goût de sel et d'immobilité.

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