Aux nouvelles

La pergola

par Anita BELDIMAN-MOORE

 

Le thé était à présent tout à fait froid. Une fine pellicule irisée s'était formée à la surface de la tasse. Claire la reposa sans y avoir même trempé les lèvres, avec délicatesse, pour ne pas déchirer ce voile.
"Il ne viendra plus maintenant."
Après l'avoir tant souhaité, elle se sentait flouée.

Pierre avait décidé au début du mois de faire ériger une pergola. En Normandie.
Claire avait toujours eu une répugnance instinctive pour tout changement mais celui-là en plus frisait le ridicule. Et puis l'endroit qu'il avait choisi n'aurait pas pu être plus désastreux. Cette masse de bois et de feuillages viendrait couper en deux parties pas même égales sa vue sur le coteau planté de pommiers. Elle avait toujours aimé la douceur de cette pente qui courait jusqu'au petit ruisseau. Elle aimait suivre des yeux les imperceptibles chemins tracés par les allées et venues des veaux du fermier voisin.
"Il n'y a rien à voir" avait coutume de dire Pierre balayant d'un bon sens prosaïque les errances fragiles de son imagination.
Et en effet, elle aurait été bien en peine de dire ce qui l'attirait dans la contemplation de ce paysage sans aspérités. Peut-être ce sentiment reposant de ne pas devoir l'admirer. De le regarder, d'en absorber la quiétude et la monotonie sans avoir à s'extasier. Rien de pittoresque en somme, juste l'herbe, les arbres et les veaux, une trilogie à peine touchée par le passage des saisons.
La pergola serait indéniablement pittoresque, elle.

Pierre avait choisi un jeune stagiaire de la menuiserie pour y travailler tous les après-midi.
Il était cinq heures et quart, le thé était froid et le gamin n'était pas venu.
"Il ne viendra plus maintenant."
Posant les mains à plat sur ses cuisses, elle lissa machinalement sa jupe. Elle en était à présent tout à fait soulagée. Le timbre de la sonnette de l'entrée se chargea de mettre fin à cet état d'esprit

Lorsqu'elle ouvrit la porte au jeune homme et le salua, il ne put que rougir. Il était grand, dégingandé, trop vite poussé. Il devait avoir dix-sept ans.
"Désolé du retard"
"Ce n'est pas grave. J'avais fait du thé en vous attendant." Boivent-ils du thé, ces adolescents, ou faut-il lui proposer un soda, une bière peut-être ? Claire se sentit un peu désemparée. A son habitude elle contourna l'obstacle :
"Mais je suppose que vous préférez vous mettre au travail le plus vite possible."
"Oui, si ça vous embête pas. Monsieur Garnier m'a dit de monter les piliers avant ce soir."
Avant ce soir. Claire soupira en s'effaça pour laisser entrer l'apprenti. Elle n'aurait donc aucun sursis. Pierre devait avoir envie de prendre l'apéritif dehors dès les premiers beaux jours.
Traversant le long hall pavé de tomettes noires et blanches, elle alla ouvrir la porte-fenêtre du fond qui donnait sur le jardin. D'un geste vague, elle désigna la pelouse sur la droite.
"C'est par-là. Mon mari a marqué le terrain"
Le garçon s'inclina, un peu de travers. Un mouvement touchant entre le salut et la courbette. Et il rougit à nouveau.
Claire s'adossa au chambranle de la porte-fenêtre et le regarda se diriger d'un pas rapide et irrégulier vers l'endroit qu'elle lui avait désigné. Il avait ces manières brusques et gauches qu'ont les hommes quand ils ne sont pas très sûrs d'eux-mêmes. Il semblait mal à l'aise dans son grand corps. A le voir comme ça elle se sentit moins ennuyée à la perspective de cette pergola ridicule.

Pierre rentra à huit heures plutôt pressé de dîner mais il prit tout de même le temps d'aller inspecter les travaux. Pour Claire, ils n'avaient pas encore beaucoup de sens hormis le saccage de la pelouse et quelques pieux rugueux plantés en terre mais son mari eut l'air satisfait.
"Il ira loin ce petit. C'est pour ça que je l'ai envoyé : c'est le meilleur des stagiaires de cette année. Si on veut une belle pergola, il n'y avait que lui pour la monter."
Claire s'abstint de dire qu'elle n'avait jamais voulu une pergola, belle ou pas belle. Pierre n'aurait pas compris son manque d'enthousiasme et aurait été blessé. Il avait cette manie désarmante et horripilante de se persuader que ce qui lui faisait plaisir à lui devenait forcément une faveur accordée à sa femme.
Et puis, si le but des travaux l'indisposait, elle était assez heureuse d'avoir un peu de compagnie.

Cela faisait deux jours que le garçon travaillait à son treillis de bois et de brindilles. Il ne venait pas tout le temps : trois ou quatre heures par jour seulement. Après de longues délibérations en son fort intérieur, elle avait décidé de lui offrir un panaché. Ca faisait plus adulte qu'un soda, moins démodé que le thé et moins dangereux que la bière. En l'apportant la première fois elle se demanda soudain si du cidre n'aurait pas été plus approprié. Les décisions, fussent-elles triviales, n'avaient jamais été son fort.
Le jeune homme but le panaché goulûment, avec reconnaissance mais sans oser la regarder. Claire mit cela sur le compte des mystères impénétrables de l'âme adolescente. Lorsqu'elle pensait à sa propre adolescence, qu'elle comparait la simplicité biblique de ses tourments d'alors avec les proportions qu'ils prenaient dans sa vie, elle se félicitait d'avoir survécu à cette période pénible et déroutante.
"Merci" réussit à balbutier le stagiaire rougissant de plus belle au sourire qu'elle lui adressa.

Le voir ainsi s'appliquer à bâtir cette pergola inutile et ridicule, et y réussir très bien, la fit regretter de ne pas avoir eu d'enfants. A trente-neuf ans, il était sans doute encore temps, mais elle n'avait pas le courage de remettre le sujet sur le tapis. Pierre avait toujours de très bons arguments et le meilleur d'entre tous n'était-il pas qu'il fallait être deux pour désirer un enfant ? De toute façon, le temps jouait pour lui. Le temps avait toujours joué pour lui.

Après quelques jours, la chose comme elle la nommait en silence, commençait à prendre forme. Une forme aussi encombrante qu'elle l'avait supposée. Pierre était ravi bien sûr, à peine s'il remarquait la lenteur des travaux.
Claire, elle, l'avait remarquée.
Elle ne put dire par la suite à quel moment elle sut que le garçon s'était entiché d'elle. Sans doute le comprit-elle petit à petit tout comme il avait fini par se persuader que cette femme de vingt ans son aînée était le premier véritable amour de sa vie.
Et l'amusement flatté de Claire fit bientôt place à ce petit titillement irrépressible qui fait que les clichés ont la vie dure.

Curieusement, la décision de se laisser séduire (ou de se laisser le séduire) fut l'une des plus faciles et des plus naturelles qu'elle eut jamais à prendre. Au lieu de passer telle une ombre asexuée, pas même maternelle, tout juste indulgente, elle le regardait à présent dans les yeux lorsqu'elle lui souriait, l'empêchant de détourner les yeux et l'obligeant à deviner ce sourire dans les reflets de son regard. Si elle avait été plus cynique, elle aurait rit de la facilité avec laquelle le garçon réagissait. Mais elle ne rit pas. Elle ne prévoyait pas de se moquer de lui.

La pergola fut achevée le dernier soir de mai. Son bâtisseur laissa pourtant délibérément un pan de treillis à terre pour venir le fixer le lendemain.
Claire attendait dans son fauteuil d'où elle avait une vue imprenable sur la chose. Pour l'heure cependant, cela ne l'indisposait pas outre mesure. Son thé était froid une fois de plus. Machinalement, elle en but une gorgée avant de verser le contenu de la tasse dans la théière et d'emporter le tout dans la cuisine. En ressortant, elle monta à l'étage pour voir si la chambre d'amis était bien aérée. Sous la courtepointe rabattue, les draps sentaient le propre malgré l'inévitable humidité qui envahissait la maison au printemps. Elle venait juste de les changer car en temps normal personne n'utilisait cette chambre. Ils n'avaient pas beaucoup d'amis qui puissent passer la nuit chez eux.
En entendant le pas déjà lourd du jeune homme au rez-de-chaussée, elle sut qu'elle n'aurait même pas à aller le chercher.
"Je suis en haut."
Ce fut aussi simple que ça. Elle appela et il monta.

Elle fut surprise de voir qu'il avait des boucles de poil blond sur la poitrine. Elle s'était attendue à un jeune éphèbe aussi lisses qu'un enfant. C'était idiot de sa part, il n'était pas le seul jeune homme qu'elle ait vu torse nu ! Elle sourit amusée de sa propre naïveté.
Il prit cela pour un sourire de tendresse en remerciement de ses caresses et lorsqu'elle se renversa sur les oreillers avec un soupir à peine perceptible il y vit un mouvement d'une extrême sensualité alors qu'elle ne cherchait en fait qu'une position confortable comme elle l'aurait fait avant un long trajet en voiture.
Les mains du garçon s'égaraient sur son corps avec une maladresse et un empressement émouvants. Il était indéniable qu'il cherchait son plaisir à elle avant tout et cette délicatesse à elle seule la touchait bien plus que ses efforts eux-mêmes.
Son sourire s'élargit et elle l'entoura de ses bras d'une façon plutôt maternelle lui sembla-t-il. Le garçon surpris dût croire qu'elle avait atteint l'orgasme car il jouit presque aussitôt, un air plus soulagé qu'extasié sur son visage empourpré.
Elle soupira doucement, pas vraiment déçue, plutôt attendrie et lui déposa un petit baiser sur les lèvres.
"Tu es si douce" murmura-t-il en continuant à la caresser d'un doigt léger.
Elle aimait bien ce repos sensuel après l'action. Pierre en général l'entourait de ses bras et s'endormait, la laissant sur sa faim. Ce jeune amant maladroit lui donnait enfin ce dont elle avait toujours eu envie, un prolongement délicieux d'ébats trop physiques à son goût. Elle préférait nettement les préliminaires et ce genre de conclusion émouvante à l'acte d'amour lui-même dont le mouvement répétitif enlevait à ses yeux tout érotisme.
Il s'était excité lui-même tout en la caressant et levé sur un coude, à nouveau en érection, il semblait demander la permission de continuer.
"Tu es si doux" acquiessa-t-elle en refermant les yeux.

La pergola gâchait la vue comme elle l'avait anticipé. Elle était sans aucun doute réussie, d'une structure légère mais solide et le lierre prenait plutôt bien mais le coteau était à tout jamais morcelé.
"Cela fera bientôt un peu d'ombre dans le jardin" affirma Pierre avec une fierté malvenue.
Elle s'abstint de lui faire remarquer qu'on ne recherchait pas toujours l'ombre et la fraîcheur l'été dans la région et que de toute façon le vieux chêne faisait très bien l'affaire.
"C'est du bon travail" ajouta-t-il honnête comme toujours "je ne regrette pas d'avoir fait confiance à ce gamin."
Claire ne dit rien. Non par culpabilité mais par habitude. Elle prit son tricot dans son panier à ouvrage et alla s'asseoir sous les arcades pour le finir. Ce faisant elle sourit à Pierre qui le prit pour ce que c'était : une absolution.

 

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