Aux nouvelles

L'alternance

par Anita BELDIMAN-MOORE

 

C'était au début de l'année, vers la fin février. Nous étions au beau milieu de la campagne électorale la plus désespérante de notre vie de citoyens irresponsables. Les candidats en étaient arrivés à parler un tel jargon qu'à la radio, pendant les débats politiques, les auditeurs n'écoutaient plus que les plages publicitaires. Le langage archi-codé des professionnels du marketing nous paraissait alors d'une indicible fraîcheur comparé aux discours frelatés de nos hommes politiques en quête de présidence.

Issue de ce que l'on a coutume d'appeler la deuxième génération de l'immigration, je confesse avoir un sens quelque peu exacerbé du devoir civique. Aussi puis-je témoigner sans à-priori de l'immense dégoût qui saisissait la nation tout entière à cette période. En fait, malgré cette rigueur républicaine, je commençais moi-même à faiblir et à me laisser aller à quelques remarques désabusées. Je finis bientôt par ne plus relever puis par souscrire aux remarques fatalistes et cyniques de mon entourage familial et professionnel. Et quand mon mari me demanda au cours d'une émission politique de passer sur la chaîne concurrente pour voir la fin du match de rugby, je ne protestais que mollement : je n'apprécie guère ce sport dont je ne saisis ni les règles ni la violence ritualisée.

Je continuais cependant de m'indigner contre ce que les médias (qui savaient de quoi ils parlaient) appelaient la dictature des sondages. Et aussi contre le choix indigne de nous que l'on nous proposait. Mais j'aurais dû savoir que le peuple n'a que les gouvernements (et accessoirement les candidats) qu'il mérite.

Lorsqu'il fallut voter pour le premier tour en mars, j'étais déchirée. Le coeur plutôt à gauche, je n'avais même pas un pis-aller vers qui le porter. Oh, ce n'était pas que l'on manquât de candidats ! Il y avait même un illuminé dont le programme prônait l'adoption d'un animal dans chaque foyer afin de développer les réflexes de solidarité et d'enrichir l'âme humaine par l'exemple de nos amies les bêtes. Un écrivain exaspéré a écrit un jour qu'un homme qui détestait les enfants ne pouvait pas être tout à fait mauvais. Je me demande s'il avait jamais pris la peine de penser aux animaux.

Je votais donc blanc, en règle avec ma conscience mais en sachant fort bien qu'en ce qui concerne la comptabilité électorale j'aurais aussi bien pu aller à la pêche. Seulement j'étais encore assez bête pour penser à ma mère, le premier jour où elle eut à voter. A voter librement sans être emmenée de force depuis son lieu de travail, en autobus spécialement affrété pour mettre un bulletin sans valeur dans une urne si peu utilisée qu'elle avait l'air toute neuve alors que le pays n'était que ruines.

Oh, il faut l'avoir vu ce jour là ! Son air tendu lorsqu'elle avait glissé l'enveloppe dans l'urne et cette peur que sa main ne tremble au moment de signer le registre ... et qui faisait un peu trembler sa main. Et puis ce regard un peu flou. Cette émotion incontrôlable qui l'avait prise de court, elle qui n'avait jamais eu l'âme militante.

Alors pour elle, je suis allée exercer ce droit qui ne s'use que si l'on ne s'en sert pas. Une célèbre émission satirique proclamait que ne pas voter provoque des présidents graves. Voter aussi. Mais cela on ne le sut que plus tard.

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Il faut nous comprendre. Nous vivions dans l'un des pays qui se réclamaient de la plus vieille démocratie du monde. Certes, le fait qu'il y eut concurrence pouvait déjà préfigurer les ambiguïtés à venir, mais nous prenions encore cette rivalité vertueuse pour une chance.

J'aurais dû n'éprouver aucune surprise à la proclamation du vainqueur. Et ce fut le cas : juste comme un formidable coup à l'estomac. Tout le monde le savait mais nul n'avait imaginé cette vague incroyable, ces 37% alors qu'il n'y avait pas moins de huit autres concurrents. Je dus penser à ce moment là comme beaucoup d'autres d'opposants dans l'âme mais frustrés dans les faits. Je décidais de voter pour n'importe qui sauf pour le vainqueur attendu.

En y songeant aujourd'hui je ne sais si ce fut un mal ou une chance que nous n'ayons pas été beaucoup dans ce cas. Après tout, les dictatures ont ceci de commun qu'elles n'ont pas besoin d'avoir une idéologie marquée pour s'exercer. Elles sont leur propre justification. Elles fonctionnent en circuit fermé sans faire appel à une pensée extérieure ou alors pour la déformer, la plier à leur dessin. C'est sans doute pourquoi elles ont tendance à s'éteindre d'elles-mêmes ... mais combien de temps leur faut-il ? Dix, vingt, cinquante ans. Plus sans doute : l'acharnement thérapeutique est désormais l'invention de cette fin de siècle.

Quoi qu'il en soit, le candidat vedette fut élu président et seule une poignée d'entre nous eut une fugitive et prémonitoire bouffée d'angoisse en même temps que le soulagement de n'avoir pas été de ceux par qui la catastrophe était arrivée. Mais en étions-nous si surs ?

Jacques, mon mari se contenta, par exemple, de déclarer qu'une fois de plus nous avions élu le plus con d'entre tous. Je n'étais pas d'accord avec lui, mais deux mois de campagne électorale m'avaient ôté toute envie de discuter politique. Et puis Pâques arrivait et nous avions décidé d'envoyer pour la première fois notre fille en colonie de vacances. Nous avions donc des soucis autrement plus graves que de nous prêter attention à ce que l'on célébrait désormais comme l'alternance tant attendue. Comme si le pays ressemblait à un vieux matelas qu'il faut retourner chaque printemps afin d'être sûr que chaque côté prendra bien la poussière.

Bon ! Va pour l'alternance. Si seulement j'avais pu me défaire de ce sentiment de culpabilité qui me donnait l'impression d'abandonner mon enfant. Le pire étant sans doute qu'elle en serait ravie et ne voudrait plus revenir à la maison. Afin de me racheter, je passai un week-end entier à coudre de minuscules étiquettes sur son linge. Je n'étais pas sure que cela se faisait encore mais heureusement, elle était encore trop petite pour m'en faire le reproche. Quoique ?

Entre le moment où je la mis dans le train et celui où elle nous revint, il aurait pu se passer n'importe quoi : le gouvernement aurait pu déclarer le couvre-feu, la guerre, je ne me serais aperçue de rien. Il faut dire que je guettais les lettres et les coups de fil avec une concentration que je ne me connaissais pas. C'était comme si seule mon enfant existait sur la planète et que rien d'autre n'avait d'importance.

Enfin elle rentra, un petit rhume dans ses bagages, deux culottes en moins et une casquette hideuse en plus mais somme tout intacte et ravie. Et le gouvernement n'avait pas déclaré la guerre. Il avait juste dissout le parlement. Et les élections à suivre n'étaient toujours pas fixées. Depuis trois semaines.

Nous râlions tous mais il ne vint jamais à l'idée de qui que ce soit que cela puisse signifier autre chose que des "manoeuvres politiciennes" comme disent les membres de l'opposition qui appellent les leurs des "alliances naturelles".

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Et puis un mercredi soir, en allant chercher ma fille chez ma mère, j'achetais comme toujours un hebdomadaire assez virulent et pas franchement dans l'actuelle majorité. Le vendeur me rendit la monnaie avec mauvaise grâce.

"Vous devriez avoir honte de lire un torchon pareil !"

Je demeurai interdite un instant puis récupérai mon argent avec un sourire amusé et condescendant. Il y avait vraiment des idiots partout. J'en riais encore en le racontant à mon mari. Mais cela ne l'amusa pas.

"Tu devrais vraiment faire attention avec ta manie de toujours tout critiquer. Tu ne te rends pas compte que ça ne sert personne et surtout pas toi."

J'avais pu ignorer avec superbe l'imbécile remarque du kiosquier. Cela m'était plus difficile lorsqu'il s'agissait de l'homme de ma vie.

"Tu veux dire que je dois cesser d'acheter mon journal favori à cause de cette foutue alternance ?"

"Mais non ! Nous sommes dans un pays libre."

"Je ne te le fais pas dire."

"Seulement ..."

"Seulement rien du tout. Je lis ce que je veux, je pense ce que je veux et je dis ce que je veux. Un point c'est tout."

J'aurais dû insister. Pousser la discussion un peu plus loin. Mais je n'avais pas envie de polémiquer avec lui. J'avais eu une journée chargée et notre fille m'était revenue de méchante humeur à cause d'une sombre histoire de feutres baveurs.

Deux mois plus tard je trouvais mon courrier lacéré dans ma boîte aux lettres.

Le concierge maugréa qu'il ne savait rien et qu'il ne pouvait pas passer son temps à surveiller le hall d'entrée. Son regard fuyant et son air mal à l'aise me persuada du contraire mais je n'insistais pas. Je savais qu'une querelle ne mènerait à rien. Il constaterait ma désapprobation en même temps que la baisse de ses étrennes.

C'est ce que j'avais planifié du moins. Car lorsque j'en fis part à mon mari, celui-ci s'insurgea contre ces représailles.

"Tu es folle. Tu ne te rends pas compte que ça va nous en faire un ennemi juré."

"Je t'en prie. Sois sérieux : ce n'est qu'un concierge ! Son boulot est de veiller sur les habitants de cet immeuble et je ne vois pas pourquoi je le récompenserais pour avoir mal fait son boulot et pour m'avoir menti par-dessus le marché. On dirait que ça ne te fait rien que nos lettres se soient transformées en confettis !"

"Tu sais bien que non ! Quoique certaines factures le méritaient bien. Mais ce type sait tout de tout le monde. Je ne veux pas qu'il aille bavarder sur nous."

"Bavarder avec qui ? Je me fiche des cancans de la place du marché."

"Alors tu ne comprends vraiment rien ? Toi qui te tiens si au courant de tout ce qui se passe, tu n'as rien vu venir ?"

Ca fait peut être cliché, mais je jure que je sentis alors ma bouche s'assécher. Et j'ai honte de le dire aujourd'hui mais au lieu de poser la seule question qui devait être posée ce soir là, je tournais les talons et allais prendre un bain. Je reconnais avoir eu peur de sa réponse.

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Mais je n'avais pas encore appris la leçon.

Deux semaines plus tard, dans un dîner entre amis, la politique revint sur le tapis. Ce fut moins naturel, moins spontané qu'avant mais cela vint. Et une gêne étrange tomba sur nous tous. Nous étions de vieux amis : nous nous connaissions pour la plupart d'avant la fac et si nous avions souvent des avis divergents en fonction de nos sensibilités et de notre éducation, notre amitié fonctionnait comme un catalyseur, neutralisant toute réaction trop violente. Mais cette fois, il n'y eut pas de réaction du tout. Juste comme une chape de plomb qui tomba sur la conversation.

Je dis en riant que cette longue campagne électorale avait laissé des séquelles graves et que nous avions adopté le langage de nos pantins préférés, mais cela ne fit rire personne. Une amie de vingt ans se leva même d'un mouvement agacé à peine dissimulé et emporta sans raison aucune un cendrier à moitié plein pour le vider à la cuisine. Je sentis le vertige me prendre. Comme si j'avais tiré une trop longue bouffée de cigarette. J'étais comme sonnée et mon mari prit aussitôt la parole pour dissimuler mon trouble et faire écran au silence buté de nos amis.

En sortant dans la rue quelques heures plus tard, il était livide. Moi aussi sans doute. Mais lui n'avait jamais marqué de préférences politiques précises, jouant le pragmatisme contre l'idéologie. Il faut croire que nous venions de toucher une limite essentielle incontournable. Indétournable.

Nous apprîmes dès lors à nous taire. Nous donnâmes les mêmes étrennes au gardien - et ce jour là il me regarda avec l'assurance tranquille du maître-chanteur - considérant comme une victoire le fait de ne pas avoir cédé à la peur et les avoir augmentées. J'ai continué à acheter les mêmes journaux mais nous ne devions plus être beaucoup dans ce cas puisqu'ils cessèrent bientôt de paraître.

Mais déjà nos voisins nous évitaient. Et à vrai dire, je les évitais aussi. Peut-être pour les mêmes raisons si ça se trouve ! Et moi qui n'avais jamais eu peur de marcher la nuit dans les rues de notre banlieue, je me retournais tous les cent mètres pour voir qui me suivait et comment.

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Nous ne parlons plus de politique même entre nous. Nous réservons nos forces pour d'autres problèmes. Pour les interminables files d'attente pour le renouvellement trimestriel des cartes d'identité par exemple. Il s'agit de ne pas attirer l'attention. Et pour ma part, je dois être encore plus prudente. Après tout je n'ai encore qu'un enfant et même si j'ai réussi jusqu'à présent à ne rien dire de définitif, je pense qu'ils se doutent que je me refuse à en avoir d'autres. Et puis je travaille.

Il faut reconnaître cela à mon patron. Il a toujours triché avec les contrats temporaires, détourné les lois pour l'emploi à son seul profit et sous-payé ses salariés pendant longtemps. Pourtant il m'a gardée. Il m'a déclarée personnel prioritaire. Chacun résiste comme il peut. Préserve ce qu'il croit pouvoir l'être de son indépendance passée.

Moi, la militante, l'exaltée, je ne m'arrête plus à ces considérations. J'assure le quotidien. J'essaye seulement de ne pas penser que cela ne fait que neuf mois que cela a commencé. En fait non. Ce n'est que moi - et ma mémoire sélective - qui fais remonter le processus à neuf mois. Qui sait en réalité quand il a commencé ?

Jusqu'à présent nous avons réussi à louvoyer entre nos vies et notre survie. Mais aujourd'hui notre fille est rentrée avec sa première question. De celles aux quelles il faut répondre en s'engageant. Et je me suis surprise à penser, en attendant mon mari afin d'en parler avec lui, que je ne savais sincèrement pas laquelle des voies qui s'offraient actuellement à nous il nous faudrait choisir.

 

 

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