Aux nouvelles

Tour de nuit

par Anita BELDIMAN-MOORE

Il était huit heures et sept minutes lorsque tu as appelé pour dire que tu ne rentrais pas tout de suite. Juste un petit verre avec les copains. Tu ne serais pas long. La fatigue m’est tombée dessus comme une chape de plomb. Fichu le dîner que j’avais enfin réussi à composer dans ma tête après des heures de réflexion. Inutile la baguette qui m’avait demandé un détour de dix minutes sous la pluie alors que j’arrive à peine à traîner mon ventre de la maison au bureau. Foutu moment pour être enceinte.
Les larmes se sont remises à couler comme dans le bus en rentrant ce soir lorsque j’ai vu les embouteillages engloutir les précieuses minutes volées sur mon temps de travail. Et comme dans le bus, je n’arrive plus à m’arrêter, étouffant bientôt dans des sanglots à la limite de l’hystérie.
Cela ne sert à rien de m’effondrer sur le canapé et d’attendre que tu aies eu ton comptant de bière avant de t’écrouler sur le lit en balbutiant d’un ton sirupeux sur une haleine de brasserie que tu m’aimes.
J’attrape mon manteau, ma carte orange et mes clés et je sors. Sous la pluie. Il est maintenant huit heures treize. Le périphérique déploie son ruban rouge et or dans le clignotement de l’averse, la rue qui le longe est déserte seules quelques voitures, des automobilistes pressés de rentrer chez eux. Juste sous le pont à la porte de Paris, le dernier bus s’avance paresseusement, prêt à entreprendre une ultime tournée.
La douce chaleur, l’odeur de laine mouillée et la buée sur les vitres constellées d’éclats de pluie dorés me réconfortent. Je m’assieds, le front contre la vitre fraîche qui apaise mes larmes. Lentement l’autobus s’ébranle ondulant dans une circulation fluide au rythme des feux rouges.
C’est la première fois que je circule à cette heure. Je veux dire en faisant attention à ce qui existe autour de moi. Les magasins viennent de fermer mais leurs vitrines éclairées palpitent encore de la vague de derniers clients qui se pressent à présent sur le trottoir dans un enchevêtrement de parapluies. Les cafés sont encore pleins. Bien sur qu’ils sont pleins, idiote.
Les larmes viennent tiédir ma joue pour quelques instants, mais le spectacle de la place Clichy et de ses néons détourne le fil de mes pensées. Ici tout vit encore avec la même intensité que quelques heures auparavant. Le tabac a toujours sa file d’attente que nulle averse ne disperserait. Le métro crache et avale son lot de voyageurs comme aux heures de pointe. Les brasseries ont sorti leurs guirlandes comme une matrone ses strass et les nappes blanches éclatent dans la nuit comme des flash. Le bus s’enroule autour de la colonne de bronze qui égraine les victoires de Napoléon. Il glisse doucement vers Saint-Lazare. La rue sombre me donne le temps de m’essuyer les yeux et de me moucher un bon coup. Je me sens un peu mieux, moins à fleur de peau. Des phrases me viennent à l’esprit. Ces phrases bien senties qui te sont destinées et que je ne te dirai jamais, comme d’habitude. Mais je n’ose trop les ressasser de peur de relancer ma crise de larmes. D’ailleurs, Le Printemps, émergeant de la nuit paré de toutes ses lumières, me coupe le souffle. Le boulevard Haussman commence à peine à sortir ses guirlandes de Noël et cela me rappelle le ruban perpétuel du périphérique.
Bientôt l’Opéra et les arcades fantomatiques du Palais Royal et de la Comédie française qui éclairent la façade opaque du Louvre. Et cette pluie fine et drue qui tombe des réverbères. Et puis soudain, la Seine et le Pont neuf qui déploie ses arches comme des perles blondes au-dessus de l’eau de bronze. Le balancement de l’autobus me berce au rythme du clapotis inaudible du fleuve.
Châtelet. Terminus. Il est neuf heures et deux minutes. Les rares passagers descendent. Le chauffeur fait son tour dans le bus pour voir si ils n’ont rien oublié (une écharpe, une bombe, eux-mêmes, qui sait).
" Terminus, je remonte sur Saint-Ouen.
- Moi aussi. "
Il sourit, indulgent. Du moment que je n’ai rien du loubard à cran d’arrêt, il est prêt à accepter toutes les excentricités. Trois minutes plus tard, la petite loupiote rouge devient verte et clignotante et le bus s’ébranle à nouveau. Un voyageur retardataire frappe à la porte, qui s’ouvre pour le laisser entrer.
Et c’est le trajet en sens inverse, la rue de Rivoli, le Louvre, l’avenue de l’Opéra et son théâtre majestueux pour seule perspective. La pluie est plus dense que jamais et la buée rend les vitres ouatées. Je me ménage un hublot pour observer les derniers clients des nocturnes des Galeries traverser en courant abrités par leurs paquets. Quelques uns s’engouffrent dans le bus, encore bruyants de tout l’enthousiasme de leurs emplettes.
La Trinité et sa dignité un peu pincée, très 19ème siècle ramène un peu le calme. A la place Clichy, les voyageurs changent. Descendent les touristes, les hommes d’affaire de province en goguette, les femmes élégantes chargées de paquets. Montent les ouvriers de nuit, les femmes
de ménage qui ont fini leurs derniers bureaux et tous les petits habitants du 18ème, jeunes et moins jeunes qui rentrent chez eux après un modeste dîner brasserie ou MacDo ou encore un cinéma pas trop tardif.
Et revoici le périph’ et son flot ininterrompu. Et les abords déserts et un peu minables des portes nord de Paris.
Cette fois il ne peut y avoir encore un tour de manège. C’est bel et bien le terminus. Comme le chauffeur rentre au dépôt, il veut bien me faire passer le pont et m’éviter quelques minutes de marche sous la pluie. Je profite donc pour une dernière fois de la chaleur et de l’odeur rassurantes de son bus.
" Merci, et bonne nuit
- Bonne nuit. "
Je me sens plus légère. Comme un peu débarrassée de toi et de ma misère. Lavée par ce bonhomme de chemin comme par la pluie qui tombe encore et toujours avec entêtement mais sans violence.
La maison est au bout de l’allée un peu borgne entre travaux et bâtiments industriels. Elle sera comme je l’ai laissée. Vide.

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