Aux nouvelles

Funérailles

par Anita BELDIMAN-MOORE

 

Le matin de l'enterrement de Jean, Hélène se réveilla si fraîche, si totalement reposée qu'elle eut du mal à se souvenir quel jour on était. C'était sans doute sa première nuit de sommeil depuis deux semaines et il n'y avait aucune raison pour qu'elle se sente si coupable… sinon qu'elle, elle s'était réveillée.

En tirant les rideaux de sa fenêtre qui donnait sur le boulevard elle constata qu'il ferait beau. De ces journées indécises mais somme toute radieuses de printemps. Ouvrant la fenêtre, elle huma l'air encore frais où le parfum entêtant des tilleuls le disputait aux fumées des gaz d'échappement. Physiquement, elle se sentait plutôt bien. Moralement, l'engourdissement qui avait suivi l'annonce du décès de son mari la protégeait encore de ses propres émotions.

Elle put ainsi mettre la bouilloire à chauffer, sortir le beurre et un yaourt du frigo, préparer la table pour un petit déjeuner. Un seul.
Elle n'eut pourtant pas le courage de manger. Au lieu de ça elle fit couler la douche et se lava les cheveux pour la sixième fois en quatre jours. En sortant, la serviette éponge encore humide sur les épaules, elle se força à avaler le yaourt. Après quoi elle remit le beurre au frigo, le pain dans le sac en papier et rajouta une cuillère de thé dans la théière.

Sa tasse à la main, elle retourna à sa chambre et sortit une robe noire de la penderie. Une petite robe noire toute simple pour toutes les occasions, avait coutume de dire Jean dont les goûts en matière de mode féminine étaient beaucoup plus classiques et raffinés que ceux d'Hélène. Cette occasion là allait très bien avec la robe en tout cas. Et puis ce noir, ça la changerait agréablement de tout le blanc qu'elle avait enduré pendant ces derniers quinze jours.

"Une attaque cérébrale" avait vulgarisé la blouse blanche lorsqu'elle avait été introduite dans son antre exigu.
Dit comme ça, cela paraissait simple en effet. Banal. Mais Hélène avait encore en mémoire le visage si pâle et bizarrement tordu de Jean sur son lit d'hôpital et cela ne lui semblait ni simple ni banal.
Il aurait pu en revenir, apprit-elle par la suite. Il aurait également pu en mourir sur le coup.
Elle n'avait pas eu de chance : il avait encore respiré deux semaines. Si l'on peut appeler ça ainsi une fois oubliés les tubes et les voyants ainsi que ce bruit entêtant et sourd, comme si la machine respirait aussi.
En quinze jours de présence à raison de six à dix heures par jour, Hélène avait eu le temps de s'imprégner de ce souffle mécanique jusqu'à en avoir la nausée.
Jean n'avait pas repris connaissance et à ce jour elle ne savait toujours pas si elle en était soulagée ou désespérée. Son visage avait repris un peu de couleurs sur la fin et ses traits s'étaient détendus sous l'effet des décontractants musculaires. Mais quelques jours plus tard, à la morgue, lorsqu'elle alla porter des vêtements pour la mise en bière elle faillit ne pas le reconnaître.
C'est fou comme un être semble comme dépouillé de lui-même une fois réduit à l'état de cadavre. La peau de ses mains était d'un blanc gris, plombée et d'une froideur minérale. Alors qu'elle lui passait au doigt l'alliance qu'on lui avait enlevée pour les soins, elle se rappela combien ses pieds étaient froids le soir, lorsqu'il la rejoignait au lit.
"Tu devrais mettre des pantoufles, tu sais. Ca n'a rien de déshonorant et puis ça m'éviterait de geler sur place dès que tu me frôles."
Il n'avait jamais mit de pantoufles. Mais ses pieds n'avaient jamais été aussi froids. Même le carrelage de la salle de bain où elle l'avait trouvé au petit jour lui avait semblait plus clément.

Il avait dû se lever dans la nuit pour aller aux toilettes ou parce que sa migraine l'avait réveillé et c'est alors qu'il avait eu son attaque. Elle ne l'avait trouvé que trois ou quatre heures plus tard. Cela fit-il une différence ? Personne n'avait voulu lui répondre sur ce sujet. Mais une petite voix au fond de son crâne chuchotait de temps à autres : "Si seulement tu avais eu envie de pisser plus tôt".

Le miroir lui renvoyait l'image impeccable d'une femme encore jeune élégamment vêtue. Elle avait finalement mit des collants noirs moins par respect des traditions ou par frilosité que par allégeance aux règles d'esthétique de Jean. Tordant ses cheveux en un chignon d'une main experte, elle se demanda si elle allait mettre un chapeau. Et puis elle se souvint de la mantille qu'elle avait héritée de sa grand-mère, un ouvrage superbe en dentelle de Bruges qui avait dû coûter les yeux de la tête au propre comme au figuré.
Malgré son côté vieillot, ou peut-être à cause de cela, l'ensemble lui donnait une belle prestance. Avec une lenteur délibérée, elle ajouta deux gouttes de parfum derrière les oreilles. Pour elle, en souvenir de Jean.

Il lui avait toujours offert un flacon de parfum ou d'eau de parfum pour leur anniversaire de mariage. Toujours Guerlain, Toujours acheté dans la boutique historique des Champs-Elysées malgré l'invasion des cinémas et autres revendeurs de steaks sur tranche.
"Ta peau transcende ces parfums" lui avait-il dit dans un élan de lyrisme "ils semblent avoir été composés pour l'odeur de ton corps"

Autant éviter de penser à l'odeur des corps.
La sonnette de la porte d'entrée lui évita des digressions scabreuses. C'étaient Marc et Sophie, leurs meilleurs amis, venus la chercher pour la cérémonie. Elle n'avait pu le leur refuser même si elle aurait préféré de beaucoup s'y rendre seule au volant de sa voiture. Le plus pénible, avait-elle remarqué au cours de sa très courte existence de veuve, c'est de devoir ménager les sentiments de vos amis au lieu de vous autoriser à faire ce qui était le mieux pour la paix de votre esprit.

Elle s'installa donc à l'avant à côté de Sophie, Marc ne conduisait pas. C'était l'une des excentricités qu'il cultivait avec passion et qui ne parvenaient pas malgré tout à le rendre antipathique. Ce n'est qu'au abords de l'église qu'elle remarqua qu'il s'agissait du siège du mort. Et elle frissonna.
Le parvis était baigné de soleil et un merle trillait très distinctement en haut d'un marronnier. On aurait pu se croire dans un village. Il y avait déjà une petite foule occupant la volée de cinq marches qui menait à l'interieur de l'édifice. La double porte monumentale était ouverte sur un décor sombre aux arcs inachevés, noyés dans l'ombre. C'était la première fois qu'Hélène la voyait ouverte et elle eut un léger mouvement de recul comme si les portes du ciel même s'offraient à elle avec toute l'incertitude qu'elle leur associait.
Marc se méprit et lui prit le bras d'un geste protecteur.
Un peu à l'écart elle remarqua Madame Rémi, leur voisine de palier. Jean passait au moins quatre fois par semaine sur son paillasson à déverrouiller sa porte qu'elle laissait claquer lorsqu'elle allait prendre le courrier. Le reste du temps, il escaladait les toits pour récupérer le chat terriblement indépendant, intrépide mais sujet au vertige que la dame entretenait avec amour. Ce matin radieux de funérailles, elle se tenait donc à l'écart comme ces moineaux déplumés, exilés du groupe, serrant son manteau contre son corps si frêle de vieille femme. Même à distance, Hélène pouvait distinguer ses yeux rouges de larmes.
"Cela me touche beaucoup de vous voir ici, Madame Rémi" lui dit elle en se débarrassant du bras encombrant de Marc pour prendre celui tremblant de la vieille dame.
"Je ne peux pas le croire" souffla celle-ci "Si vous saviez…"
Mon Dieu ! encore une de ces âmes compatissantes qu'il lui faudrait consoler.
"Mais je sais" se contenta-t-elle de répondre sans aucune ironie. "Marc, peux-tu accompagner Madame Rémi jusqu'à un siège dans les première rangées?"
Marc s'exécuta, heureux de se sentir enfin utile.

L'église était bondée. Les amis, la famille, les collègues… Jean attirait l'affection et la cultivait ensuite avec soin. Hélène traversa la nef comme elle avait traversé ces dernières journées, dans un brouillard intérieur qui l'isolait du monde. A peine si elle entendit les marques de sympathie, si elle sentit les frôlements de mains compatissants. Elle s'assit au premier rang, n'accorda qu'un regard vague au cercueil de bois blond et ferma les yeux. Elle ne les rouvrit que lorsque le prêtre accueillit l'assemblée par les quelques mots d'usage.

Sophie se leva peu après pour entamer la première lecture.
"Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est à eux. 
Heureux les affligés, car ils seront consolés. 
Heureux les doux, car ils posséderont la terre…"

"Et qui me possèdera moi désormais" songea Hélène avec un frisson. Elle avait toujours aimé ce passage de Mathieu mais ce matin là, elle ne se sentait ni consolée ni heureuse. Le catholicisme avait cette indéniable dimension masochiste qui l'avait inquiétée dès son tout premier cours de catéchisme.
"Je ne serai plus jamais heureuse" se cria-t-elle en son fort intérieur comme une promesse en somme qu'elle devinait déjà ne pas pouvoir tenir.

"Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu" terminait Sophie. Jean était-il un cœur pur ? Voyait-il Dieu ? Toutes les croyances mécaniques de son enfance prenaient corps soudain dans la fraîcheur sombre de cette nef. Et pour la première fois de sa vie elle réalisa qu'elle ne croyait pas. Elle avait appris par cœur mais en ce jour où elle en avait besoin par-dessus tout, les phrases piliers de sa foi sonnaient creux. Tout ce qu'elle savait c'est que Jean n'était plus avec elle. Que contrairement à un divorce ou à une séparation, il n'y avait plus aucune chance, jamais, de le revoir, de le toucher à nouveau. Plus jamais l'odeur de sa peau. Plus jamais cette ébauche de sourire qu'aucun objectif n'avait réussi à fixer. Plus jamais ces baisers distraits, presque machinaux quand elle passait à sa portée. Plus jamais lui.

Hélène ferma les yeux si fort que ses larmes ne purent couler, noyant ses yeux dans un effort douloureux. Elle soupçonnait que son engourdissement n'allait pas tarder à se dissiper et elle n'osait imaginer la douleur qui l'attendait, tapie dans les recoins de son cerveau.

Perdant tout à fait le fil de la cérémonie, elle s'évertua de garder au moins bonne contenance et fixa le cercueil à défaut d'autre chose. Il était simple en bois clair (du pin? Elle ne se rappelait plus. A peine si elle se souvenait de la rencontre dans la boutique des pompes funèbres). Un mince liseré de lierre stylisé courrait en bordure du couvercle. Elle avait demandé à ce qu'on n'envoie pas de fleurs ou de couronnes, préférant une composition homogène à la cacophonie de couleurs qui n'aurait pas manqué d'envahir l'église. Il y aurait eu des lys et des chrysanthèmes et les lances insupportables des glaïeuls. Au lieu de ça, un bouquet et une couronne ornaient seuls le bois du cercueil en une composition jaune et blanc de roses, frésias et gypsophiles et quelques lys aussi mais si petits… En respirant le parfum poivré des fleurs mélangé à l'encens, elle réalisa soudain qu'elle avait inconsciemment reproduit son bouquet de mariée.

L'église d'alors était plus vide. Une quarantaine de personnes seulement. Elle se rappelait sa mère, fatiguée mais plus rayonnante que la mariée elle-même. Et cette longue allée menant vers Jean, qu'elle avait parcourue d'un pas si rapide que son père avait dû la retenir par le bras pour la ralentir. L'image floue de celui qui n'était pas encore son mari se superposa à celle de son cercueil. Celle du jeune marié avait presque plus de réalité.

"Il est grand le mystère de la foi."

On approchait de la communion. Après cela viendraient les épreuves. La bénédiction du cercueil pendant laquelle ils passeraient tous devant elle l'air emprunté.
Au moins en demandant à ce que les compliments à la veuve se fassent à ce moment là, encore en pleine messe, elle savait n'avoir à endurer que de brefs chuchotements. Et puis l'enterrement où il faudrait encore faire face au cercle restreint mais d'autant plus ravagé de leurs proches.

Le prêtre prit le goupillon et récita les formules d'usage avant de se tourner vers Hélène. En se levant, elle sentit ses jambes de plomb. Jamais elle n'arriverait à faire trois pas, songea-t-elle avant de réaliser qu'elle était déjà devant le cercueil et l'aspergeait d'un signe de croix.

L'aumônier de l'hôpital n'avait pas de goupillon. Il portait un costume de ville, sobre mais pas vraiment ecclésiastique. Seule la minuscule croix d'argent à son revers trahissait son office. Il avait passé la paume sur les yeux déjà clos de Jean et murmuré :
"Puisses-tu reposer en Paix, mon fils" 
Il était pourtant à peine plus âgé qu'elle.

"Puisse Jean, notre frère, trouver la paix dans le Christ" disait le prêtre en écho.

Oh! Il la trouverait la paix. Il l'avait toute entière emportée avec lui. A elle ne restait qu'un appartement plus vide de son absence et les regards embarrassés et impuissants de ceux qui l'avaient aimé.
Ceux-là même qui défilaient devant elle, s'accrochaient à ses mains et tentaient de la prendre dans leurs bras pour cacher le désarrois de leurs visages. Elle savait le sien lisse et pâle, à peine un peu plus fin, comme amaigri. Elle lisait dans certains regards qu'elle aurait dû paraître plus atteinte. Mais même s'il ne lui restait que cette volonté là, elle se refusait à leur offrir la moindre parcelle de son chagrin. Elle le gardait pour elle et Jean, à savourer dans l'intimité de ces nuits qu'ils ne partageraient plus.

Enfin l'église se vida. Dans quelques instants les employés des pompes funèbres viendraient emporter le cercueil.
Hélène sentit la main de Marc sur son épaule
"Il est temps de monter en voiture"
Le temps précisément semblait tout à coup élastique. Les pas sur les dalles de l'église faisaient écho à leurs propres pas sur les précieuse mosaïques de San Marco qu'ils n'avaient eu que cinq minutes pour admirer à la veille de leur départ en raison des grèves inopinées des monuments historiques italiens et des innombrables services religieux de la journée. Elle avait fini par oublier que les églises servaient aussi à dire la messe. Elle les préférait entrouvertes sur des touristes intimidés par leur austère fraîcheur.

Il y eut aussi cet après-midi magique à la British Library où leurs pas sourds allaient se perdre sous la coupole verte et contre les murs d'ouvrages endormis.

Il y eut les pavés de Tourettes-sur-Loup dans la chaleur silencieuse des heures de sieste et le parfum fugace des buissons de lavande.

Il y eut les dalles sonores du Palais Royal avant puis après les colonnes de Burenne.

Il y avait désormais le pas professionnel et lent de six homes sortant Jean dans son cercueil pour l'emporter au cimetière Montparnasse.

Hélène monta à l'arrière cette fois. A l'écart de la sollicitude de ses amis. Elle se sentait étrangement vide. Si on l'avait heurtée par erreur à ce moment précis, elle était persuadée qu'elle aurait rendu un son creux. 
Ca lui rappela à quel point Jean aurait voulu un enfant. Elle n'avait rien contre dans le principe mais cela ne s'était pas fait. Et à présent cela ne se fera plus. Il était temps de revoir définitivement la décoration de cette chambre supplémentaire dont l'atmosphère oscillait sans cesse entre le débarras, la chambre d'ami et la nurserie en puissance.

Ils longeaient à présent les murs hauts et gris du cimetière. L'entrée monumentale s'ouvrait sur un jardin de marbre et de marronniers. Hélène préférait l'autre côté, celui de la rue Froideveaux dont le charme intemporel transcendait le mur triste aux allures d'enceinte de prison. D'ailleurs le corbillard et les voitures se dirigeaient vers la partie sud du cimetière. C'est là, sous une pierre de granit blanc que ses parents avaient été enterrés. C'est là, sous la même pierre que Jean serait descendu sous peu. L'endroit était à l'abri d'un grand arbre dans une allée écartée où seuls les chats brisaient le silence lorsqu'ils venaient se couler sur les tombes offertes au soleil.
Pour s'être maintes fois assise sur ces mêmes tombes, Hélène savait que la pierre restait toujours fraîche mais que son poli miroir décuplait la réverbération du soleil faisant ronronner les maîtres des lieux.
Pas de chats à l'horizon cependant. L'activité autour de la tombe, la dalle déplacée, le trou béant avaient dû les importuner et ils étaient sans doute en train de bouder dans un coin reculé, observant le manège dérisoire des fossoyeurs.
Hélène s'avança au bord de la tombe et regarda au fond. Mais il n'y avait rien à voir, ou du moins elle ne s'en souvenait déjà plus lorsque Marc la tira doucement en arrière.
"Poussière nous sommes…" débitait le prêtre.
Mais il n'y avait pas beaucoup de poussière justement. Les pluies du printemps maintenaient la terre des allées dans une sage humidité et les murs montaient assez haut pour protéger l'endroit des retombées du trafic urbain.
Elle laissa son regard errer sur la laideur touchante des monuments funéraires. Certains caveaux auraient été risibles si l'on n'avait perçu malgré tout derrière la vulgarité des sculptures la terreur de tout homme face à sa finitude.
Une chose qu'elle avait perdue en perdant Jean, c'était la peur de mourir. Pas l'envie de vivre, juste la peur de mourir. Et cette constatation la laissait avec une liberté dont elle ne savait trop que faire.
Quelqu'un bougea nerveusement les pieds et un petit gravillon vint heurter sa chaussure. Baissant machinalement le regard elle remarqua que son collant avait filé, traçant un sillon arachnéen sur son cou de pied. C'était assommant parce qu'il s'agissait de sa dernière paire de cette couleur. Mais après tout avec les beaux jours elle n'en aurait pas l'usage avant un moment.

Le contact d'une main surgie comme de nulle part la fit sursauter. Elle réalisa qu'elle se tenait à présent dans l'allée, tournant le dos à la tombe. C'était fini.
Une fois de plus il y eut le défilé des mots empruntés et des regards mouillés. Toute sa vie elle s'était fait un devoir de ne jamais imposer quoi que ce soit aux autres. De leur laisser une échappatoire en toute circonstance. Elle trouvait d'autant plus injuste de se voir ainsi noyée sous les conseils et la sympathie.
"Tu ne devrais pas rentrer chez toi. Viens avec nous à Honfleur, nous y allons un peu plus tôt cette année. Ca te permettra de couper un peu les ponts.
Comme si les ponts n'étaient pas déjà définitivement coupés ! Et puis elle l'aimait, elle, son appartement et la lumière du soleil de quatre heures sur le tapis jaune du salon. L'odeur de frais et de poussière du placard de l'entrée. Même la douceur satinée du carrelage de la salle de bain qu'elle finirait bien par aimer à nouveau.
Elle sourit par politesse mais ne trouva rien à leur dire.
De retour chez elle s'aperçut qu'elle avait faim. Elle se fit un sandwich avec du jambon en boîte et une feuille de laitue et alluma la radio. France Info déversa les nouvelles du monde sur le tempo anesthésiant de son jingle. C'était à peu de choses près les mêmes que la veille et l'avant-veille répétées à l'infini par cycles de quinze ou vingt minutes. Elle trouva cela rassurant.

Cette nuit là elle rêva de Jean pour la première fois depuis sa mort. Ils étaient dans la maison de vacances de ses parents, vendue depuis bientôt vingt ans. Elle buvait un café dans la cuisine et il entrait. Ils savaient tous les deux qu'il était mort mais Jean objecta que personne n'en saurait rien s'il rentrait à l'heure. Alors ils firent l'amour avec infiniment de douceur et Hélène se réveilla d'un coup avec une sensation aiguë de plaisir.
L'aube pointait, sa lumière indécise rasant les draps du lit à moitié vide.
Alors elle se mit à pleurer.

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