le loup n’y est pas
par Anita BELDIMAN-MOORE
- A quoi penses-tu ?
Je voyais bien qu’elle était perdue. Pas seulement dans ses pensées.
- Hélène ?
Assise sur le banc devant la grande table du jardin, elle ne bougeait pas. Seules ses mains s’agitaient faiblement. Ses doigts jouaient avec deux petites boules vertes. Des noix sans doute, arrachées au vieux noyer avant leur terme car elles étaient encore lisses et vertes. Elle leva lentement sur moi un regard vide de toute expression. Un regard qui me traversait sans me voir.
- Hélène !
- Je ne sais pas.
- De quoi parles-tu ?
- Je ne sais pas à quoi je pense. C’était bien ta question ? Et bien ma réponse c’est que je ne sais pas.
Elle frissonna et je ne crois pas que c’était le petit vent de ce début septembre qui en était la cause. Ses doigts, agités d’une vie propre, jouaient toujours avec les noix qui ne muriraient jamais. Elle semblait absente à tout y compris à elle-même et pourtant elle n’avait jamais paru plus belle, plus réelle. Son visage rond aux joues carmin rappelait un Renoir dans la lumière dorée de l’après-midi. Son corps aux formes généreuses habitait l’espace avec autant de naturel et de légitimité que le vieux noyer, la table de bois et le banc, tous trois enracinés dans la terre souple du jardin. Jamais elle n’avait paru plus à sa place, plus autochtone dans cette ferme qu’elle portait à bout de bras depuis dix ans.
- Tu penses à Tom.
- Oui. Non. Je pense plutôt à un rêve que j’ai fait la nuit dernière. C’était un rêve si réel que j’ai eu du mal à en sortir tout au long de cette journée.
- Tu veux bien me le raconter ?
- Je ne sais pas si ça en vaut la peine.
- Si ça t’obsède à ce point, cela en vaut la peine je crois.
Soudain elle éclata de rire. Un rire sec et bref mais un rire quand même.
- Tu me parles comme si j’étais en verre et que tout éclat de voix menaçait de me briser ! Je vais aussi bien que possible.
- Sans doute mais il y a une infinité des possibles.
- Ca c’est une phrase d’intello ! En réalité il n’y a jamais qu’un nombre très restreint de possibles, crois-moi. Mais si tu veux vraiment savoir, dans mon rêve, j’étais ici à Charmy, dans ce jardin. Tout était pareil sauf qu’il y avait deux noyers, pas un seul. Et qu’il faisait à la fois nuit et jour. A l’Est du jardin, au dessus du muret, il faisait nuit, une nuit d’encre veloutée avec de vraies étoiles, bien brillantes. De l’autre côté il faisait jour ou plutôt bon matin, tu sais, quand le gris de la nuit s’accroche encore à l’ombre des arbres. Tom m’attendait entre les deux, à la jointure de la nuit et du jour. Il s’est avancé vers moi. Il souriait. Je voulais le toucher mais je ne sais quelle force m’en empêchait. Il m’a dit avoir eu du mal à trouver le jardin. Je lui ai dit qu’il avait toujours été là. Et puis nous étions dans la forêt. Nous marchions dans une sorte de nuit éclairée. Mais le sentier s’est rétréci et bientôt les taillis se sont épaissis. Je me suis retournée et Tom n’était plus là. Je me suis réveillée avec une douleur aigüe à la poitrine. J’ai même cru à un début de crise cardiaque. Voilà.
- C’est un rêve impressionnant. Et très imagé, les deux noyers, la nuit et le jour…
- Ah, non ! Je t’interdis de décortiquer mon rêve. Il est à moi, tel quel, tout d’une pièce. Je me fiche de savoir ce qu’il veut dire ou ce qu’il révèle. Il fait juste partie de moi à présent.
- Il t’a quand même sérieusement bouleversée.
- Oui parce qu’il traduit exactement le sentiment que j’ai. Un jour je suis partie dans la forêt, Tom était avec moi, je me suis retournée et il n'était plus là. C’est exactement ça. Et finalement même la douleur est exactement la même. Ce rêve m’obsède parce qu’il est bien plus réel, plus vrai que ma vie ces trois derniers mois.
Elle avait toujours ce regard absent mais sa voix était posée et claire. Sa voix habituelle. Il y avait trois mois que Tom s’en était allé. Nous avions tous eu peur de la voir s’effondrer mais elle avait continué d’avancer posément, menant chaque jour à bien les tâches quotidiennes, sans se retourner, croyions-nous, sur le passé fut-il tout frais. Et pourtant voilà que sous la surface étale de sa placidité, frémissaient les remous d’un chagrin intact, d’une douleur toujours vive dont nous ne nous doutions plus.
- Tu es pourtant tellement ancrée dans la réalité Hélène.
- Sans doute, mais cette réalité ne m’appartient plus. La ferme tourne, la famille survit dans cette réalité. Moi j’en suis séparée par une paroi de verre.
J’ai eu envie de la prendre dans mes bras de la serrer pour la ramener à nous et pour me convaincre de sa réalité et la convaincre de la mienne. Mais alors, j’ai eu soudain le sentiment d’être happé par son rêve. D’être là, à la frontière de la nuit dans un univers familier et pourtant inconnu où ni les êtres ni les lieux n’étaient plus tout à fait ceux que je croyais. Je frissonnai à mon tour dans l’air doux de septembre.
- Ca va passer.
Je ne savais plus trop si je m’adressais à elle ou à moi-même.
- Non, ça ne passera pas. La réalité que nous connaissions a été irrémédiablement altérée. Tom n’est plus là et moi je ne suis plus la même. Tout, jusqu’au plus petit brin d’herbe ici a changé. Je crois que pour la première fois de ma vie je ne sais pas pourquoi j’avance. C’est la même vie, la même ferme, les mêmes vous et pourtant tout a changé.
- Ca va passer…
Je ne trouvais rien d’autre à dire tout en étant convaincu de l’imbécillité de ma phrase. Elle eut son sourire indulgent. Et son regard me regardait enfin. Elle se leva avec lenteur, comme si elle s’arrachait à la terre, sa main toujours fermée sur les deux noix vertes.
- Il est temps de rentrer.
- Il est encore tôt, rien ne nous oblige à rentrer. Nous avons encore le temps de parler.
- Il n’y a rien d’autre à dire.
Le ton était définitif et ne souffrait pas de contradiction. Hélène n’était pas une femme qui pouvait être ébranlée dans ses certitudes. Ou bien… En fait, Hélène m’était une inconnue. Ses pensées, ses réactions, ses souffrances m’étaient tout à fait étrangères. En premier lieu parce qu’elle en avait décidé ainsi. En second lieu, et c’était infiniment plus déplaisant, parce que je ne m’étais jamais donné la peine de m’interroger sincèrement et intelligemment sur ces sujets.
Hélène s’était déjà mise en marche vers la maison. Je me hâtai de la suivre quand elle se retourna. Je crus que c’était pour m’attendre mais je fus bien vite détrompé. D’un geste large et déterminé, elle jeta les deux noix derrière elle. Elles décrivirent deux trajectoires presque jumelles avant de s’abîmer dans l’herbe, désormais invisibles.