Aux nouvelles

le loup n’y est pas

par Anita BELDIMAN-MOORE

Je voyais bien qu’elle était perdue. Pas seulement dans ses pensées.

Assise sur le banc devant la grande table du jardin, elle ne bougeait pas. Seules ses mains s’agitaient faiblement. Ses doigts jouaient avec deux petites boules vertes. Des noix sans doute, arrachées au vieux noyer avant leur terme car elles étaient encore lisses et vertes. Elle leva lentement sur moi un regard vide de toute expression. Un regard qui me traversait sans me voir.

Elle frissonna et je ne crois pas que c’était le petit vent de ce début septembre qui en était la cause. Ses doigts, agités d’une vie propre, jouaient toujours avec les noix qui ne muriraient jamais. Elle semblait absente à tout y compris à elle-même et pourtant elle n’avait jamais paru plus belle, plus réelle. Son visage rond aux joues carmin rappelait un Renoir dans la lumière dorée de l’après-midi. Son corps aux formes généreuses habitait l’espace avec autant de naturel et de légitimité que le vieux noyer, la table de bois et le banc, tous trois enracinés dans la terre souple du jardin. Jamais elle n’avait paru plus à sa place, plus autochtone dans cette ferme qu’elle portait à bout de bras depuis dix ans.

Soudain elle éclata de rire. Un rire sec et bref mais un rire quand même.

Elle avait toujours ce regard absent mais sa voix était posée et claire. Sa voix habituelle. Il y avait trois mois que Tom s’en était allé. Nous avions tous eu peur de la voir s’effondrer mais elle avait continué d’avancer posément, menant chaque jour à bien les tâches quotidiennes, sans se retourner, croyions-nous, sur le passé fut-il tout frais. Et pourtant voilà que sous la surface étale de sa placidité, frémissaient les remous d’un chagrin intact, d’une douleur toujours vive dont nous ne nous doutions plus.

J’ai eu envie de la prendre dans mes bras de la serrer pour la ramener à nous et pour me convaincre de sa réalité et la convaincre de la mienne. Mais alors, j’ai eu soudain le sentiment d’être happé par son rêve. D’être là, à la frontière de la nuit dans un univers familier et pourtant inconnu où ni les êtres ni les lieux n’étaient plus tout à fait ceux que je croyais. Je frissonnai à mon tour dans l’air doux de septembre.

Je ne savais plus trop si je m’adressais à elle ou à moi-même.

Je ne trouvais rien d’autre à dire tout en étant convaincu de l’imbécillité de ma phrase. Elle eut son sourire indulgent. Et son regard me regardait enfin. Elle se leva avec lenteur, comme si elle s’arrachait à la terre, sa main toujours fermée sur les deux noix vertes.

Le ton était définitif et ne souffrait pas de contradiction. Hélène n’était pas une femme qui pouvait être ébranlée dans ses certitudes. Ou bien… En fait, Hélène m’était une inconnue. Ses pensées, ses réactions, ses souffrances m’étaient tout à fait étrangères. En premier lieu parce qu’elle en avait décidé ainsi. En second lieu, et c’était infiniment plus déplaisant, parce que je ne m’étais jamais donné la peine de m’interroger sincèrement et intelligemment sur ces sujets.

Hélène s’était déjà mise en marche vers la maison. Je me hâtai de la suivre quand elle se retourna. Je crus que c’était pour m’attendre mais je fus bien vite détrompé. D’un geste large et déterminé, elle jeta les deux noix derrière elle. Elles décrivirent deux trajectoires presque jumelles avant de s’abîmer dans l’herbe, désormais invisibles.

 

plan du site | us & coutumes | m'écrire | ©2006 Anita Beldiman-Moore