Kaléïdoscope
par Anita BELDIMAN-MOORE
La grande maison de la place était désormais vide. Son perron rongé par les mauvaises herbes n’avait pas été foulé par âme qui vive depuis près de trois jours.
Le vestibule était à peine éclairé par le jour hésitant qui perçait à travers le verre arlequin de la porte d’entrée et s’engouffrait dans la sombre spirale de l’escalier. La porte de l’atelier était à peine perceptible derrière l’imposante rampe de chêne noirci par les ans.
La pâle lumière du Nord baignait la pièce, mettant en évidence chaque recoin, chaque objet, chaque pli des hautes tentures qui pendaient des murs. Une toile monumentale reposait solitaire sur un chevalet. Toutes les autres étaient tournées face cachée pour ne pas interférer avec l’œuvre du moment .
Sur le divan fatigué dont le velours avait vu de meilleurs jours, le vieux peintre français gisait, mort. Une branche sèche frappait inlassablement à la fenêtre.
Dans le salon, le café et la pipe étaient froids. Citadelle de Saint Exupéry reposait sur un fauteuil, mille fois relu, à jamais inachevé. Sa place dans les rayonnages de la bibliothèque s’était refermée sur d’autres livres tel un trou dans l’eau. Des livres qui débordaient, s’empilaient les uns sur les autres, rampaient jusqu’aux guéridons poussiéreux et jonchaient le parquet jusque sous le canapé.
La grande maison de la place était désormais vide de vie. Seule demeurait une trace en creux de l’homme et de sa présence. Une trace qui palpitait encore contrairement au corps allongé dans l’atelier.
La grande maison de la place s’est animée un peu mais pour mieux se vider. Le peintre français était mort. Sa femme de ménage l’avait trouvé. Le médecin de la ville était passé constater l’évidence et prescrire un calmant à la brave femme. Quelques heures plus tard, les hommes de l’art, un autre art, étaient passés enlever le corps avec toute la dignité due aux défunts.
La maison était vide de lui. La femme de ménage était revenue, par respect pour cet homme qui l’avait toujours bien traitée. Elle avait vidé et nettoyé la pipe, lavé et rangé la tasse de café. Elle avait fermé Citadelle et l’avait posé, empilé avec les livres dans la bibliothèque, comme elle pouvait puis avait essuyé la poussière accessible. La maison était propre et mieux rangée. Plus vide.
Plus aucune trace ne palpitait. La maison ne respirait plus.
La semaine suivante, un grand camion et une petite voiture de ville s’étaient garées devant la haute bâtisse. De gros bras de l’entreprise de déménagement étaient sortis du premier, une mince jeune femme de la seconde. C’était la fille du peintre et c’était elle qui donnait les ordres.
Le salon avait été vidé de ses livres par cartons entiers. Ensuite ils avaient emporté les fauteuils et le canapé. Pendant ce temps d’autres gros bras démontaient la bibliothèque planche par planche. Les guéridons étaient partis en dernier.
Une fois le salon vidé, ils étaient passés à la chambre : le grand lit massif, l’armoire, le secrétaire à tambour et le fauteuil à haut dossier. C’était la seule chambre encore meublée des six que comptait la maison.
Dans la cuisine ils n’avaient emporté que la table et les chaises.
La maison était encore plus vide, pourtant, dans ce désert l’atelier semblait avoir pris vie. Les courants d’air agitaient les hautes tentures bleues en cadence avec la branche à la fenêtre. La lumière du Nord projetait les reflets opalescents des pots remplis de pinceaux sur le plafond blafard. Au fond de la pièce le divan avait gardé l’empreinte du corps du vieux peintre.
Dix jours après les déménageurs, un camion encore plus grand et plus haut que le premier s’était garé sur la place menaçant de bloquer toute la circulation dans ce quartier aux rues étroites. Sous les ordres et la supervision d’une grande femme rousse à l’air affairé, des hommes avaient commencé à transporter hors de la maison des toiles enveloppées de draps blancs comme des suaires.
D’abord les formats monumentaux qu’ils avaient soigneusement arrimés aux parois du vaste camion. Dans l’atelier, le chevalet dépouillé de sa toile projetait une ombre squelettique sur le plancher tâché et poussiéreux. Ensuite les toiles moyennes que la femme rousse triait par catégories selon des critères connus d’elle seule, critères qu’elle ne songeait pas à partager avec les hommes de peine. L’atelier vidé de ses peintures, elle avait ramassé la dernière petite toile qu’elle avait enveloppée avec soin avant de jeter un dernier coup d’œil, passant sans les voir sur les pots de pinceaux, les chiffons maculés, le mannequin articulé en bois roux, pour s’arrêter sur la palette du peintre où reposait encore son dernier pinceau. Après une imperceptible hésitation, elle avait traversé la pièce dans un claquement de talons, s’était saisie d’un chiffon moins sale que les autres et avait enveloppé la palette avant de l’emporter et de sortir.
Entre la ville et la falaise, la grande maison se dressait donc, imposante mais vide. L’atelier dépouillé palpitait encore de ses hautes tentures au rythme de la branche à la fenêtre. Le divan défoncé gardait encore la trace du vieux corps fatigué.
La fille du peintre français était passée deux jours après la marchande d’art pour enlever elle même les derniers vestiges de ce qui avait été la vie de son père. Elle avait vidé les placards de la cuisine, jetant la majeure partie des aliments périmés ou entamés et de la vaisselle ébréchée ou maculée de peinture. Elle s’était résolue à laisser les meubles et l’électroménager hors d’âge sur place.
Avec le même soin et la même patience, elle avait emballé les pinceaux, les pigments, les mortiers, les tubes de peinture neufs ou le plus souvent entamés. Elle avait jeté les chiffons et les pots en verre dans une grande caisse de carton défoncée d’où la lumière du Nord faisait jaillir des arcs-en-ciel éphémères.
Elle avait mis les caisses fermées dans le coffre de sa voiture et celles destinés aux éboueurs sur le trottoir. Mais elle n’était pas partie tout de suite. Dans le silence rythmé par la branche de l’atelier, elle fit lentement le tour des pièces de la grande maison. Seuls les rideaux et la poussière habillaient encore les coins et recoins de la vieille bâtisse. Dans le salon, au coin de la cheminée, gisait un livre oublié. Citadelle. Quand elle l’avait ramassé il s’était ouvert presque naturellement à la page que lisait son père peu avant de mourir. Elle l’avait refermé et glissé dans son sac à main avant de refermer à son tour la porte de la grande maison.
Sur le chemin du retour, la phrase entre-aperçue au fils des pages de Citadelle allait et venait comme une vague aux rivages de sa conscience : « Car, oubliant de devenir, tu prétends marcher à ta propre rencontre. Et dès lors, il n'est plus d'espoir. Se referment sur toi les portes de bronze. »