Aux nouvelles

L'éphémère

par Anita BELDIMAN-MOORE

« C’est bien moi là. Entre tante Erin, Babou et Papou. C’est moi telle que je me rappelle de moi. Aujourd’hui les miroirs me renvoient une image si étrangère à mon souvenir que j’ai renoncé à les regarder. Nous avions une belle maison dans les hauteurs du bourg au bord de la Mer Noire. Papou était le médecin de la région, tout le monde l’aimait et le respectait. Tante Erin était institutrice. A cette époque et en ces contrées il était rare qu’une femme le fut mais mon grand-père était un homme éclairé qui avait insisté pour que ses filles aient de l’instruction et accès à une certaine indépendance. Ma mère aussi a dû terminer l’école pour autant que j’en sache. De ma mère je ne sais pas grand chose. Je ne la vois pas. Elle m’échappe. Tout est flou et mon imagination même glisse sur elle, impuissante. Un détail pourtant, elle avait épousé un étranger, un musicien qui plus est, malgré la stupeur de son entourage. Mon grand-père se respectait trop pour lui interdire ce mariage mais ma tante Erin a maintes fois fait allusion à sa très grande réticence. Il devait savoir de quoi il en retournerait. Ma mère partit à la capitale avec son tout nouvel époux, dix mois plus tard, elle mourrait en couches dans le plus grand hôpital de la ville que l’on tenait pour moderne mais dont Papou pestait sans cesse contre les bouchers qui y exerçaient (ou plutôt y massacraient) l’art de la médecine. Mon père ne m’a même pas récupérée à l’hôpital. C’est un confrère de Papou qui a grassement payé une aide soignante originaire de notre région pour me porter jusqu’à eux qui seraient ma famille. On dit que je lui ressemble. A ma mère, j’entends. Peut-être est-ce pour cela que je ne me reconnais plus dans les miroirs.

Mais là, sur la photo, c’est bien moi. Les fenêtres derrière nous étaient celles du petit salon où ma tante préparait ses leçons et écrivait des lettres de plus de dix pages qu’une fois assez grande j’avais pour responsabilité de porter au bourg pour leur expédition. J’avais trop de respect pour elle et pour moi-même, comme mon grand-père me l’avait enseigné, pour regarder l’adresse. Une fois j’ai entre-aperçu la ville : « Jumblat ». Je n’ai jamais su où cela se trouvait.

Devant nous, sur la photo, il y avait la pelouse. La fierté de ma grand-mère. Un miracle dans nos contrées. Papou râlait en parlant de la rareté et de l’importance de l’eau mais Babou tenait bon. Elle recueillait l’eau de pluie lorsque la saison s’y prêtait, dessalait avant l’heure l’eau de mer à coup de grands chaudrons afin d’épargner le plus possible l’eau de la source qui nous alimentait. Mais cette pelouse semblait essentielle pour son équilibre intime. Alors Papou allait calmer ses indignations dans la bibliothèque et Babou pouvait retourner à la contemplation de son grand’œuvre. Bien sûr entre juin et octobre, sa pelouse virait au jaune paille et sans doute devait elle replanter incessamment son carré de verdure mais le fait était que nous étions les seuls de la région à pouvoir déjeuner sur l’herbe !

Tante Erin ressemblait comme une goutte d’eau (une goutte d’eau plus jeune) à sa mère. Babou n’avait jamais été une beauté mais la détermination et la droiture lui tenaient lieu de séduction. Papou a toujours dit que la beauté ne fait qu’un tiers du mariage et qu’il faut bien autre chose pour vieillir ensemble. Ayant moi-même hérité de la beauté incongrue de ma mère, j’ai toujours pris cette remarque comme un reproche déguisé à mon égard. Sans doute est-ce aussi pour cela que mon reflet me paraît si étranger.

Papou, puisqu’il faut bien y venir, Papou avait perdu une jambe à la guerre. Cela ne l’empêchait pas de faire son travail de médecin y compris dans ses aspects les plus physiques voire les plus acrobatiques. Lui eut-on coupé les deux que cela ne l’aurait guère empêché non plus je crois ! Mais le fait est qu’une explosion avait pulvérisé sa jambe qui avait dû être amputée au ras de l’aine. Je le sais parce que je l’ai vu se baigner sur la plage. Il n’avait aucune fausse honte vis-à-vis de cette amputation, aucune rancune non plus. Il la prenait comme on prend un climat un peu rude, ou n’importe quel aléa incontournable. Il avait une jambe en moins, un point c’est tout. Il n’en prenait jamais ombrage, n’en faisait jamais une excuse. C’était, un point c’est tout. Papou, donc, avait perdu une jambe à la guerre.

Quelle guerre ? Je ne sais pas et je crois bien que je n’ai jamais cherché à savoir. En fait, on parlait de « la guerre » comme en un terme générique, indéfini et infini. « La guerre » avait eu lieu, connaissait une trêve ou reprenait. « La guerre » avait tué des arrière grands parents, venait de mutiler nos pères et engloutirait leurs petits-fils. « La guerre » était un monstre mythique hibernant à des périodes indéterminées et qui se nourrissait de chaire humaine à chacun de ses réveils. « La guerre » était un tout linéaire dont les interruptions n’entamaient en rien la nature immuable. Même si les prétextes changeaient imperceptiblement d’une fois sur l’autre, « la guerre » était, est et sera. Sans doute que les hommes avaient des noms pour qualifier les différentes périodes qui la composaient. On connaît « la première guerre mondiale » et la « seconde guerre mondiale » (bel exemple de pensée magique : « seconde », donc cela ne sera plus…). Mais parmi les femmes, on ne parlait jamais que de « la guerre », une et indivisible. Je crois vraiment que nous étions plus réalistes !

C’est moi, là, sur la photo. Et c’est ma famille, ma première famille. Et c’est ma maison, ma première maison. Des maisons, j’en ai eues plein ! A peine trois ans après cette photo, nous avons dû quitter le bourg, la belle maison, la pelouse miraculeuse. Mon grand-père avait soigné, consolé et aidé à mourir tous les habitants de la région. Mais, je l’ai appris à cette occasion, nous faisions partie d’une minorité. A un moment donné, même ceux qui ne voulaient pas ont dû nous boycotter. Babou a pesté, tante Erin a pleuré, Papou s’est frotté la hanche droite comme si sa jambe lui manquait pour la première fois.

Nous aurions pu aller nous installer dans la capitale. Mais je crois que le souvenir de ma mère fermait à tout jamais cette porte là. Babou a dit « jamais » et elle m’a longuement regardée. Nous n’y sommes pas allés. Nous avons changé de pays. Papou ne pouvait plus être médecin mais Erin, qui avait un diplôme de langue étrangère y a tout de suite trouvé un bon travail qui nous a permis de vivre pendant bien des années. C’est étrange les pays étrangers. Les adultes sont rejetés comme une greffe mal fichue mais les enfants y sont toujours intégrés naturellement, dans un tourbillon irrésistible qui vous éloigne du pays d’origine, parfois de votre propre famille… souvent de vous même.

Je n’avais pas de diplôme de langue étrangère en arrivant, bien sûr, mais en deux mois, j’étais bien plus à l’aise que tante Erin. Mais sans tante Erin aucun de nous n’aurait survécu. Ses qualités humaines, son professionnalisme et sa ténacité lui firent grimper tous les échelons jusqu’à devenir secrétaire de direction, bras droit, pense-bête et alter ego du directeur de l’institut qui avait eu la chance de l’embaucher. Moyennant quoi je pus bénéficier d’un enseignement de qualité, suivi avec passion et rigueur par Papou qui ne me passait rien et par Babou qui cuisinait de véritables festins lorsque je ramenais des notes exceptionnelles. Dans ces conditions, la réussite scolaire puis universitaire n’était pas une option. C’était la voie obligée pour la petite fille puis la jeune femme respectueuse que j’étais et que je suis restée.

A l’époque où je me suis mariée, je me reconnaissais encore dans les miroirs. Il était alors de bon ton pour la jeune épouse, quelles que fussent ses brillantes études, d’abandonner toute idée de carrière et de se consacrer son nouveau foyer. Inutile de dire que cela ne correspondait pas vraiment aux valeurs familiales. En réalité, l’idée m’était tentante mais je crois bien que je n’ai jamais pu me résoudre à en faire part à Papou. Aussi ai-je continué dans la voie que mes études, brillantes cela va de soi, avaient tracée. Et mon époux n’y a vu aucun inconvénient. Du moins avant la naissance de nos enfants.

Par la suite il a été un peu plus difficile de le convaincre de me laisser retourner à mon bureau après chacun de mes trois congés maternité. Mais j’ai tenu bon avec la douce ténacité héritée de tante Erine et l’aiguillon de la réaction de Papou en cas de désertion de ma part. Mon cher époux n’était pas de taille à lutter aussi, en homme intelligent, il finit par se ranger à mon avis avec en définitive un semblant de bonne grâce presque parfait. Paradoxalement, ce fut plus facile de m’organiser avec trois jeunes enfants et un travail prenant et plein de responsabilités. En effet, tout revers a sa médaille et à ses principes émancipateurs, ma famille ajoutait une solidarité sans failles. Entre Babou aux fourneaux, Papou aux activités culturelles et tante Erin aux langes puis aux devoirs du soir, mon foyer tournait plus harmonieusement que celui de nombre des collègues de mon époux. Nous étions le contre-exemple le plus absolu de cette époque qui voyait se cristalliser les revendications féministes autour de situations tout à fait injustes et révoltantes. Lorsque mes enfants furent en âge de passer du temps hors de leur foyer, ils furent tout à fait stupéfaits de constater que la « norme » sociale était la famille nucléaire avec une mère au foyer et des grands parents épisodiques. Quant aux arrière-grands parents, ils étaient morts ou relégués « en maison ».

Les leurs remplirent leur « devoir » d’aïeuls jusqu’au bout. Papou partit le premier quand mon aîné venait d’avoir six ans. Babou s’accrocha encore huit ans même si je suis persuadée qu’elle aurait aimé rejoindre son bien-aimé dans un repos bien mérité. Mais nous étions une famille de devoir et elle fit le sien jusqu’au bout, comme je l’ai dit. A sa mort, j’insistai pour que tante Erin vint habiter avec nous. Elle offrit une résistance de principe mais en réalité elle faisait bien la différence entre indépendance et solitude.

Elle me fut d’un grand secours lorsque mon mari perdit son travail, sa confiance et son estime de lui-même et pour finir le courage de continuer à vivre. Le jour de son enterrement nous avions feuilleté de vieux albums photos et nous avions contemplé celle-ci. Papou et sa jambe flottante, Babou au seuil de son cher gazon, Erin tendrement protectrice et moi au milieu, comme portée par eux trois. Pour moi c’était le symbole même de ma famille et de mon histoire. Mais je ne pouvais le dire aux enfants : ni eux ni leur père ne figurent sur cette photo.

Je ne sais à quel moment, j’ai commencé à faire le tri dans ma mémoire jusqu’à la faire coïncider avec cette photo. Cela commença par un éloignement progressif et paradoxalement plein de tendresse de mes enfants et de leurs tous nouveaux foyers à eux. La mort de tante Erin coupa les derniers fils et je ne crois pas avoir appelé ma fille ou mes fils depuis son enterrement. Avec la mort d’Erin, j’ai commencé à m’éloigner de moi-même. De ce moi qui avait traversé deux continents et deux générations pour se trouver devant le reflet étranger d’un miroir. Pour rendre la vie plus facile à tout le monde j’ai choisi moi-même l’institution qui prendrait en charge ma dérive et je vois bien que tout cela vous laisse un peu perplexe docteur.

Etes-vous un vrai docteur d’ailleurs ? Je veux dire, un médecin ? Je sais bien qu’on soigne l’esprit comme une crise de foie de nos jours mais je me demandais si l’on s’y préparait par les mêmes études ? En tout cas, puisque vous vous intéressez à qui je suis, à mon histoire, alors voilà, c’est moi, là sur la photo, entre Papou et Babou, sous le regard bienveillant de tante Erin entre notre belle maison en haut du bourg et le gazon miraculeux de ma grand-mère. C’est bien moi. »

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