En vol
par Anita BELDIMAN-MOORE
- Alors ça-y est ? Il s’est envolé pour Londres ?
- Oui, je l’ai conduit à Roissy ce matin
- Et tu te sens comment ?
- De l’avoir revu ou de l’avoir mis dans l’avion ?
Elle avait dit ça avec son air fermé. Je l’ai senti sans même lever la tête de mon dessin. C’était sa voix avec des larmes enfermées dedans mais qu’on ne voit pas. Mais Thomas ne sait pas entendre ça. C’est drôle, un amoureux qui ne voit pas ça.
- De l’avoir revu bien sûr ! Tu es injuste Clara, il a fait un effort.
- Il fait toujours un effort, quand il veut, quand il peut, quand ça lui chante. Il démolit tout, disparaît puis revient avec larmes, cadeaux et grands discours. Ce n’est pas de la repentance, c’est du crime en série !
- Chut ! La petite…
- Plus vite elle comprendra mieux ça vaudra pour elle !
… Mais je n’ai pas pu m’empêcher de regarder Lisa. Elle était plongée dans son dessin comme toujours, dans sa bulle, hors du monde. Ses cheveux bruns bouclés brillaient doucement au soleil. Comme elle lui ressemblait ! Ca m’a transpercé le cœur de voir à quel point. La beauté confondante de mon père avait sauté sexes et générations pour s’incarner en ma fille. Sa beauté sans sa perversité. Sans sa perversité ? Mon Dieu faites que oui ! Je ne suis pas de taille pour survivre à deux êtres comme ça. Personne ne voit donc quel manipulateur il fait ? Thomas lui n’y voit que du feu en tout cas. Et justement …
- Allons, ne sois pas injuste ! C’est vrai qu’il apparaît comme un magicien dans un nuage de fumée et qu’il disparaît de la même façon mais entre temps c’est un feu d’artifice !
- Ca ! C’est sûr qu’il travaille du chapeau ! Une idée à la minute… et pas une qui se concrétise.
- Tu ne peux pas nier qu’il est… pétillant !
- Il plane tu veux dire ! Pour planer, il plane ! Bien au dessus de la réalité et des responsabilités bassement matérielles par la même occasion.
- Tu lui en veux parce qu’il a plaqué ta mère et qu’en la quittant il t’a quittée.
- Pas devant Lisa !
J’ai fait ce qu’il faut faire dans ces cas là : je me suis concentrée sur mon dessin jusqu’à avoir mal aux yeux. Il faut surtout pas avoir l’air d’avoir compris qu’on parlait de moi. Ni compris rien à rien. Mais il est drôle mon Grand-père. Il n’a pas du tout de barbe et de cheveux blancs comme dans les livres. Il est beau ! Et puis j’aimerais bien savoir voler moi aussi…
- Qu’est-ce que tu dis ma Lilou ?
- Rien Maman mais je voudrais bien savoir voler.
- Tu est mignonne ma puce ! Je ne voudrais pas moi que tu t’envoles !
- Mais je ferais comme les pigeons, je reviendrais !
- Je t’aime ma perle !
Elle m’a embrassée sur mes cheveux. J’aime ça parce que je sens son souffle qui me fait chaud. C’est comme un chapeau d’amour qu’elle met sur ma tête. Grand-père lui m’a serré la main. Comme pour une grande personne. Mais je sais bien que je ne suis pas une grande personne et je crois que j’aurais préféré un câlin à la place. C’est peut-être pour ça que Maman est fâchée contre lui. N’empêche que j’aimerais savoir voler et sortir des feux d’artifice de mon chapeau comme lui !
- Ce serait bien quand même… Hein Thomas que ce serait bien ?
Cette enfant a toujours su mettre des mots sur ce qui nous tracasse ! C’est étonnant que Clara la traite à ce point en enfant. Elle est d’une clairvoyance effrayante ! Bon je vais aller faire le dîner, ça calmera Clara et on parlera d’autre chose : je n’aurais jamais dû la lancer sur le sujet. Et pourtant c’était une bonne occasion pour mettre fin à cette histoire sans fin : il s’est plutôt bien tenu. Il n’est pas parti avant le jour dit. Il a parlé à la petite, l’a traitée comme un être humain et pas une crevette en devenir. Il n’a pas évoqué le père de la petite. Il n’a pas bu. Ce doit être épidermique. Elle devrait faire une analyse un de ces jours. Heureusement que Lisa est imperturbable. Tout glisse sur elle comme l’eau sur le dos d’un canard. C’est merveilleux cette innocence de l’enfance !
- Oui ma coquine, ce serait fabuleux ! Tu imagines toutes ces villes vues de haut ! La Tour Eiffel te chatouillerait le nombril.
- Est-ce qu’elle est plus grande que Big Ben ?
- Heu… je crois oui.
- Parce que Big Ben est plus majestueux.
- Sans doute.
- Et en plus il sonne !
- Tu l’as dit !
Bizarre ! Thomas ne connaît pas la taille de la Tour Eiffel. Grand-père m’a dit que Big Ben mesure 96 mètres et qu’il sonne la, sol, fa, do / fa, la, sol, do. Je sais le faire au piano mais c’est pas pareil.
- Dis Maman, tu as beaucoup voyagé ? Tu as déjà exploré plein de pays comme Grand-père ?
- Non, je hais les voyages et les explorateurs !
… Je me suis rendu compte de ma propre violence en lui répondant et j’ai voulu adoucir mes paroles par un sourire où j’ai mis tout mon amour pour elle. Ma belle Lisa n’a rien à voir avec ce désastre. Lisa est mon miracle à moi.
- Ma Lilou finis vite ton dessin, il faut mettre le couvert : Thomas va nous faire des lasagnes.
Il faut se dépêcher mais de toute façon j’ai presque fini. Je vais juste rajouter un bateau pour qu’il ne se rendent pas compte que c’était grâce à leur conversation. Ils n’ont pas parlé de bateau. Je souris à maman et elle me sourit aussi. C’est gagné ! Elle aime toujours quand Thomas fait à manger. Et moi aussi : il ne sait pas bien faire les légumes ! N’empêche ce serait bien si je pourrais voler et aussi avoir un chapeau à feu d’artifices comme Grand-père. Mais moi j’emmènerais Maman avec moi.