Aux nouvelles

Plus loin que le vent

par Anita BELDIMAN-MOORE

Les enfants traversent le ponton avec un tremblement de tonnerre mais le ciel d’ardoise reste impénétrable. Au delà du port on aperçoit la plage de sable et d’algues fouettée par la houle. Entre la mer et l’horizon, le phare. Entre la mer et la ville, la jetée puis la colline aux disparus et son cumulus vert émeraude. Aux pieds de la jetée, les mouettes s’ébrouent dans un festin d’étoiles de mer.

La fille lance un cri, entre pitié et excitation. Le fils tente de chasser les mouettes dans un piétinement vengeur.

La mère ferme les yeux.

*

* *

La plage en contrebas s’abîme dans la Méditerranée. Pas de sable mais des galets. Jeune fille, elle descend les marches de bois qui grondent sous ses pas. L’homme a levé la tête et elle sait bien qu’il donnerait tout pour qu’elle ne soit pas là. Elle descend quand même.

Sur les galets, un zodiac orange. Derrière elle, au dessus d’eux, la maison aux faïences bleues entre genets et herbes folles. La maison de famille aux cyprès pleins de noblesse. La maison d’enfance.

Sur les galets, son père et le zodiac. Il jette quelque chose dans le zodiac. Elle saute les dernières marches et laisse échapper une grimace en touchant les galets.

Elle prend une longue inspiration et rive son regard à celui de son père. D’une voix posée, alors qu’elle n’est que tremblement, elle articule :

Il ne dit rien. Il est peut-être un peu plus pâle.

Il est livide.

Le silence est si lourd que même la mer sur les galets ne gronde plus. Elle sait que rien jamais ne pourra lever ce silence. Un goéland le perce pourtant avec stridence. Mais ni l’un ni l’autre ne sursaute. Libérée malgré tout, elle prend la main de son père et l’entraine vers l’escalier, loin du zodiac.

Les vagues ultramarines lèchent voluptueusement les galets gris. Le ciel prend une couleur plus calme alors qu’un nuage vient l’abriter du soleil.

Le vent s’est levé avec douceur tandis qu’ils gravissent, marche après marche, l’escalier de bois qui ploie sous leurs pas. Marche après marche, elle l’emmène loin de la plage, loin de la mer. Marche après marche, elle le ramène.

Sa mère, debout devant la maison, les regarde revenir. Son visage même est immobile. Ce visage de pierre qui juge au delà de toute expression.

La dernière marche franchie, la jeune fille lâche enfin la main de son père. Sa mère fait alors demi-tour et s’engouffre dans maison sombre et fraîche.

Le visage de son père est de plomb. Il la dépasse et disparaît à son tour à l’intérieur.

Elle reste seule, ancrée entre la terre et le ciel. Seul le vent de la mer caresse les faïences bleues et murmure dans les herbes sauvages et dans le feuillage dru des grands cyprès noirs. 

Elle ferme les yeux. Son enfance est morte.

*

* *

Elle ouvre les yeux.

La mer est là mais pas la même. Bleue, verte, argentée, bretonne, elle part à l’assaut du phare. Sur la colline de la jetée, son fils crie une bravade aux embruns. Une mouette lui répond. Sa sœur aussi, dans un grand rugissement de joie. Le vent les enivre, pareils aux cerfs-volants, ils tournoient sur l’herbe dans un ballet aléatoire.

Le garçon s’échappe et monte au sommet de la colline aux disparus.

Elle regarde. C’est à ça que servent les mères.

Alors dans un élan comme seule l’enfance sait en produire, il s’élance entre le vert de l’herbe et le gris du ciel, comme un oiseau. Il dévale la colline et riant. Il s’envole.

Sa mère sourit. A son fils, au vent, à son enfance ressuscitée.

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