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La poussière et les cendres

par Anita BELDIMAN-MOORE

La chaleur m’a sauté au visage comme lorsque l’on ouvre la porte d’un four. L’air que je respirai était plus chaud que la température de mes poumons. J’eus l’impression de boire la chaleur. La chaleur et les odeurs. Il y avait l’oranger et la glycine entre deux effluves de gasoil. Il y avait aussi l’odeur acre de la sueur de corps assujettis à l’effort. Les odeurs et le bruit. Rien à voir avec le bruit étouffé et uniformisé des villes que je connaissais. C’était une somme de bruits uniques qui éclatèrent chacun avec précision entre mes oreilles. Les mobylettes pétaradant, les voix portant incroyablement, hommes et objets cognant avec des bruits clinquants. La tête me tourna. Mon cœur se mit à cogner si fort que j’en sentis ma gorge palpiter. La nausée me prit comme une vague mais je réussis à la réprimer dans un sursaut qui me laissa pantelant et en sueur.

La foule sortant du hall de l’aéroport me bousculait de part en part avec une indifférence presque métaphysique. Jamais je ne m’étais senti aussi étranger, aussi incongru que sur ce trottoir d’Oran ce matin de mai.

Ce matin qui avait émergé comme dans un songe hors de l’univers climatisé et standardisé de la cabine classe affaire de mon vol United Airlines. J’avais eu beau me préparer à ce voyage, la différence entre ces deux mondes me laissa hébété. Ma vraie vie était faite de tours en verre où les corps s’évitaient selon un protocole bien rodé. Les seuls contacts humains que je m’autorisais étaient les franches poignées de mains professionnelles ou amicales. Dans cette atmosphère éternellement tempérée une paume moite était une faute de goût. Même l’intimité partagée avec ma femme me semblait aseptisée plongé comme je l’étais à présent dans cet océan d’humanité odorante, suante et mouvante.

Accroché à ma valise cabine ultra compacte dont les matériaux composites lui donnaient une légèreté insoupçonnable, j’essayai de réactiver mon sens de l’orientation et de mettre en sourdine tous les autres.

Mais c’était comme lutter contre la marée.

Je fermai les yeux, acceptant de me laisser engloutir.

« Taxi, Mister ? Tu veux un taxi ? Je connais tous les hôtels où on parle américain. »

Je rouvris les yeux. Une petite voiture de marque française, couverte de poussière mais remarquablement moderne était arrêtée à ma hauteur. Son chauffeur, contorsionné vers la vitre passager, m’adressait un large sourire engageant.

Je savais bien qu’il ne fallait prendre que des taxis officiels avec compteur agréé et licence estampillée. Mais je ressentais une sorte d’urgence à quitter ce bout de bitume, comme si ma vie ou ma santé mentale en dépendaient.

Ouvrant la porte arrière je lançai ma valise sur la banquette et y engouffrai mon mètre quatre-vingt et mes quatre-vingt dix kilos avec une souplesse que je ne me connaissais pas.

« Au Royal, s’il vous plaît.

Je fermai à nouveau les yeux, résistant à la tentation de regarder par la fenêtre la ville qui s’approchait avec ses abords mouvants et protéiformes. Avec sa banlieue dont la misère changeait de visage mais pas d’intensité. Avec son centre ville historique sous cloche. Je ne voulais pas voir si la ville avait changé. Je ne voulais pas voir la ville. Je ne voulais même pas m’en souvenir. Je fermai les yeux essayant de ne penser à rien.

Lorsque le taxi s’arrêta devant l’Hôtel Royal je dus pourtant les rouvrir, payer le chauffeur et sortir de l’habitacle protecteur.

Mon corps semblait s’être habitué à la chaleur malgré le veston inadapté de mon costume. Mon odorat avait été comme anesthésié par la persistante odeur d’essence qui avait accompagné tout le trajet. Mais rien n’aurait jamais pu préparer mes yeux à l’intensité insoutenable du bleu de ce ciel.

Je restai planté là sur le trottoir à regarder l’horizon tandis que le portier tentait d’attirer discrètement mon attention pour pouvoir prendre la valise à laquelle je m’agrippais. Je restai planté là à me noyer dans le ciel dans un déferlement de souvenirs.

« Regarde ce ciel il est si bleu qu’on pourrait le boire, disait en riant mon grand-père

Moi j’attendais de pouvoir courir jusqu’à la plage de la Corniche, là où le bleu du ciel se dissolvait dans celui de la mer.

Ca sentait le bouillon et la semoule, les épices et la lessive. Ca sentait un amour étouffant et divin qui là tout de suite me déchirait le ventre.

« Me permettez-vous de vous aider avec votre bagage Monsieur ?

Une fois dans ma chambre, ce fut comme si l’univers revenait d’aplomb. Les meubles de style années vingt et les étoffes damassées offraient le luxe intemporel des palaces. Les voilages vaporeux éloignaient l’intensité du soleil et du ciel. La climatisation discrète rétablissait la température idéale des saisons éternelles.

Le portier avait remis ma valise au réceptionniste qui lui même l’avait confiée au bagagiste qui l’avait délicatement posée sur un meuble conçu tout exprès pour recevoir les valises ainsi convoyées. A présent une jeune femme de chambre se proposait de la défaire pour moi.

Je me sentais à nouveau léger, en sécurité.

«  Merci, je m’en chargerai moi-même. Vous pouvez disposer, ajoutai-je, conscient de l’anachronisme de cette expression que j’essayai d’effacer en lui glissant $10 dans la main. »

Mais je n’étais pas pressé de m’en charger. Je voulais profiter de cette oasis de normalité avant de me retrouver confronté à ce qui m’avait amené ici. Je posai mon veston sur le valet prévu à cet effet et dénouai ma cravate avant de me diriger vers la salle de bain.

Le marbre étincelant rehaussé de métal doré se reflétait dans les hauts miroirs de la pièce adouci par le moelleux des serviettes blanches posées ici et là.

L’eau était fraîche mais elle avait cette petite odeur javellisée qui m’assurait de la modernité et de l’asepsie des lieux.

En sortant j’allumai la télé sur CNN pour échapper au tête à tête avec ma valise. Le maelstrom familier du monde moderne m’assaillit mais là je pouvais couper le son. Cette agitation distante, presque virtuelle me consolait du contact avec cette ville trop humaine.

A 14h je finis par appeler le service d’étage pour un hamburger, une bouteille d’eau minérale et un café. Mon repas, merveilleusement servi avait le goût standardisé et rassurant que je recherchais. Seul le café, si fort, si parfumé, si peu américain me ramena à la réalité de ce voyage.

Avec un regain de courage, je finis par ouvrir la petite valise. Là, au milieu des chemises blanches et des chaussettes en fil d’écosse, il y avait un pot en bois laqué hermétiquement fermé. Là, dans ma valise ultra compacte, se trouvait ce pot qui m’avait malgré ses visas et certificats divers, malgré ses dimensions ultra performantes et sa légèreté légendaire, obligé à enregistrer mon bagage en soute. Là, au fond de cette valise ultra compacte en matériaux composites qui la rendaient incroyablement légère, reposait mon grand-père. Ou plutôt les cendres de mon grand-père.

Je pris l’urne et la posai sur la table de nuit puis je fouillai dans le reste du contenu de la petite valise pour revêtir une tenue plus appropriée à mon retour à Oran. Ceci fait, je sortis un petit sac à dos en toile noire et y enfournai l’urne. Ainsi changé et chargé, je pris une longue respiration et sortis de ma chambre sans même penser à éteindre la télé.

A près de 16h, la chaleur était toujours quasiment insoutenable mais la ville reprenait sa course après la pause de midi. L’odeur de poussière chauffée mêlée aux autres senteurs de la ville tirait le fil de mes souvenirs et me guidait à travers le dédale des rues que mes pas n’avaient pas désappris.

Le vieux quartier de Sidi el Huari, décrépi et, par endroits, à l’abandon n’avait plus la chaleur de mes souvenirs. Pourtant la rue de mon enfance avait gardé un grand nombre de ses échoppes, à peine plus poussiéreuses que dans mon souvenir. Le cordonnier avait toujours pignon sur rue juste à côté du n°80. Au bruit familier du marteau se mêlait à présent le sifflement perçant d’une meule ou d’un outil rotatif quelconque.

Une femme cria pour appeler deux garçons qui jouaient au ballon dans la rue. Ils relevèrent brièvement la tête avant de reprendre leur jeu.

Le n° 80 avait gardé la même porte. Le bois en avait été décapé et sa couleur bleu tendre avait disparu pour laisser place au bois brut. Je la poussai sans peine, à peine un grincement plaintif en guise de question en écho à celles qui m’assaillaient.

Au fond de la cour le vieil olivier noueux lançait toujours ses branches à l’assaut d’un ciel inaccessible zébré de cordes à linge. Mes doigts, irrésistiblement attirés, se posèrent sur l’écorce tourmentée.

« Ihssen ! »

Je levai la tête à l’appel sinon au prénom, prêt à voir le visage de ma grand-mère coiffée de son éternel foulard rouge. Un coup de vent souleva un tee-shirt, libérant un rayon de soleil éblouissant. Etourdi, je tombai à genoux dans la poussière sur les racines du vieil olivier. Mes yeux pleuraient.

A l’aveuglette je sortis l’urne et l’ouvris. Les cendres si fines et douces de mon grand-père se mêlèrent tout naturellement à la poussière blanche d’Oran au pied de l’arbre qu’il avait planté le jour de son mariage.

Il y a longtemps, alors que nous étions déjà installés à Denver et que je sentais mes souvenir s’estomper, je lui avais demandé comment était la vie à Oran. Je n’avais jamais compris sa réponse.

A présent, alors que je rentrais d’un pas léger, aveuglé par le soleil, la poussière et les larmes, dans les effluves de la ville qui se préparait à une douce soirée, j’entendis la voix de mon grand-père et je compris enfin :

« Oran ?… J'ai toujours eu l'impression de vivre en haute mer, menacé, au cœur d'un bonheur royal. »

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