Aux nouvelles

lettre...

par Anita BELDIMAN-MOORE

Paris le 21 mars 2009

Cher Stéphane,

Il y a longtemps que je ne t’ai écrit et qu’à vrai dire je t’ai plus ou moins chassé de mes pensées. N’y vois pas d’offense, cela n’entame en rien l’amour que je te porte et que je te porterai toujours. Mais il est plus facile de vivre le quotidien sans penser à toi.

C’est en allant chercher les enfants à l’école l’autre jour que le souvenir de toi m’est revenu, brutalement, au détour d’une flaque. Il pleut ici en cette saison, sans doute l’as-tu oublié. Et comme disait le poète, il pleure dans mon coeur comme il pleut sur la ville, sans bruit et sans raison. Pas même celle des amants désunis. Pas même celle des amis que vent emporte comme les feuilles mortes. C’est justement une feuille morte qui t’a ramené à moi.

Elle flamboyait au bord d’une flaque grise où le ciel se noyait et moi avec lui. Tu l’aurais ramassée pour la mettre à la boutonnière comme une fleur ! Ton rire aurait chassé les nuages. Au lieu de cela mes larmes se sont mêlées à la pluie et la feuille a pris son envol. Elle n’était pas bien grande mais on pouvait suivre sa trace écarlate très loin dans le ciel gris. Comme toi en somme.

Ma vie à moi ne laissera aucune trace. Depuis tout ce temps que tu n’es pas là, j’ai fini la fac. Mais fini. Je n’ai pas poussé au delà de la maîtrise. Maman ne s’en est pas aperçu, je crois. Papa a fait de son mieux pour ne pas me montrer sa déception. Isabelle m’a incendiée à ta place. Ensuite je me suis mariée avec ce genre de garçon que tu aurais détesté. Une semaine avant la cérémonie, comme dans l’un de ces films américains, j’ai eu un moment de panique. Une furieuse envie de prendre mes cliques et mes claques et de fuir le plus loin possible de ce qui m’arrivait. Et puis je me suis raisonnée, détricoté mes doutes… Quel indescriptible masochisme a bien pu me faire prendre ma rigueur intellectuelle pour du snobisme. Mon homme ne partageait pas mes vertiges littéraires ? C’est que c’était un matheux… De ceux qui ont fait un bac C (on dit S à présent) pour faire une prépa commerciale. De ceux pour qui la connaissance doit être immédiatement rentable. Pas grave, il faut de tout pour faire un monde… Il m’a éteinte. Physiquement et mentalement. Ou plutôt, je me suis laissée éteindre par manque d’ambition personnelle. On ne peut pas dire que tu serais fier de moi, et moi encore moins. Et ce qui me ronge le plus c’est que je ne saurai jamais si ta présence y aurait changé quoi que ce soit. Après tout, cet après-midi là, le ciel gris n’a pas été changé par la flamboyance de la feuille morte.

Chaque jour, depuis cet envol écarlate, je repense aux années faciles et joyeuses qui nous ont vu grandir. A ces jours quand tout restait possible. Au buisson creux d’où nous guettions la fin des déjeuners de famille pour ressurgir au moment du dessert. Au divan cabossé où nous nous pelotonnions avec le chat pour nous raconter tour à tour nos histoires préférées. Je regarde parfois avec envie mes enfants reproduire tout cela à leur manière. Pour eux comme pour toi tout reste possible.

Alors que tous ces petits éclats de bonheur me transpercent jusqu’à l’âme. Ce serait tellement plus simple d’oublier jusqu’au souvenir de toi.

J’en discutais avec Isabelle l’autre jour et bien sûr elle ne partageait en aucune façon mon avis. Elle vit avec ton souvenir chaque jour qui lui est donné. La mémoire de notre bonheur l’accompagne sans douleur et sans regrets alors qu’elle m’est à peine supportable. Tout lui est si facile, il faut dire, c’est à se demander si nous sommes vraiment sœurs ! Elle parle de toi à ses enfants et tu es sans doute plus présent dans leur vie, eux qui ne t’ont jamais connu, que dans la mienne. J’ai parlé à Isabelle de la feuille morte et elle a ri. Comme toi. Son rire me tue. Comme le tien. Vous êtes si doués pour le bonheur alors que je reste engluée dans la réalité triviale de ma vie toute grise. Vos vies à vous coulent de source. Vos vies sont comme des fleuves qui imposent leur cours. La mienne reste une flaque. J’ai beau savoir, pour ma part, rien ne vient. J’ai beau vouloir, rien ne glisse. Je décris, je définis et je désire ces fleuves, elle les nage , tu les bois !

A ta santé !

Peut-être est-ce là le secret. Ne rien regretter. Laisser venir les souvenirs à soi, se laisser porter, lâcher prise. J’ai l’impression de respirer plus librement depuis que j’ai commencé cette lettre. J’ai l’impression en fait de respirer tout court. Il y a longtemps que je n’ai écrit si longuement à qui que ce soit. Et je ne sais même pas que faire de ma lettre. Partir sans laisser d’adresse c’est bien de toi ! Pourtant ma lettre doit partir elle aussi. La garder dans un tiroir serait comme me renfermer un peu plus sur moi même. Or je veux moi aussi nager ma vie, voler au vent.

Voilà l’idée ! Je vais signer, cacheter cette lettre, l’adresser à ton nom et la laisser s’envoler. La météo a annoncé grand vent aujourd’hui. Elle volera haut malgré le poids du papier, parce que les mots eux ne pèsent pas lourd... Enfin, elle saura te trouver grand frère. Et moi je serai plus légère.

Ta sœur qui t’aime

A.

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