Aux nouvelles

Demain les glycines

par Anita BELDIMAN-MOORE

« Tout de même, c'est étrange... On vit des années ensemble, des années... Et puis un étranger arrive, un inconnu... et en quelques minutes... en quelques minutes...

Le bruit sec des pas de la vieille m’a fait sursauter. Pourtant je l’attendais. La voilà qui monte la rue d’un pas lent et déterminé comme chaque jour depuis 18 ans. Se doute-t-elle seulement que ce jour n’est pas comme les six mille cinq cent soixante-dix autres ? Se doute-t-elle…

C’est étrange… on vit des années ensemble… des années sous la même malédiction… des années… Et puis un jour tout change. Ce jour. Mais la vieille ne sait pas. Elle ne se doute pas. Elle monte la rue comme chaque matin… noire et laide dans le parfum des glycines. Longtemps je n’ai même pas remarqué les glycines. Je ne voyais que la vieille et son œil noir comme celui des corbeaux.

Comme chaque matin depuis dix-huit ans, elle s’arrête brièvement devant notre porte. Je ne la vois plus depuis la fenêtre de ma chambre mais je sais qu’elle crache sur notre seuil avant de rebrousser chemin… jusqu’à demain. Des années la même malédiction… des milliers de jours de haine. Mais ce jour est autre. Pas pour elle. Pour moi.

- Isobel !

La voix de ma tante résonne comme chaque matin.

- Oui tante Martha…

- La vieille est passée…

- Je sais, je descends.

Comme tous les matins, c’est moi qui vais essuyer l’affront fait à notre foyer. Avant c’était ma mère. Quand elle n’a plus pu ça a été moi. Des années à vivre ensemble et pourtant séparés par cette ligne invisible et infranchissable. Par ce péché originel que ni ma mère ni moi n’arrivons jamais à effacer tout à fait.

Et puis tout change. Le vieux meurt et tout change. Comme si son dernier souffle avait dissipé la ligne frontière. Comme si le mur n’était qu’un brouillard qui se lève.

Des années ensemble… des années séparés. Et puis ces lettres… des lettres mortes qui revivent sous mes doigts… des lettres comme un pont entre le passé et l’avenir… mon avenir.

Je lave le seuil de sa souillure. Je le fais pour la dernière fois. La vieille peut cracher jusqu’à sa mort. Chaque jour jusqu’à sa mort. Moi je suis libre. Moi je lave ce seuil pour la dernière fois.

- Isobel !

- Oui tante Martha…

- Il faut appeler le notaire.

- Oui tante Martha.

- Et le croque-mort.

- Oui tante Martha.

Je range la serpillère et me lave les mains… la dernière fois. Je remonte sans me presser mais sans m’arrêter au bureau du vieux. Je vais voir ma mère.

Des années ensemble… des années séparées. Elle est assise dans son fauteuil près de la fenêtre, les yeux fixés sur un horizon personnel et invisible. Elle n’entend pas, elle n’entendra plus jamais mais je veux lui dire pour les lettres. Qui sait, peut-être finira-t-elle par s’engager sur ce pont à ma suite.

- Maman…

- …

- Maman, il t’a écrit tu sais.

- …

- Il t’a écrit tous les jours puis toutes les semaines pendant ces dix-huit années. Il n’a jamais renoncé.

Son regard a quitté son horizon improbable et s’est fixé sur moi. Elle a même semblé me reconnaître.

- Je les ai vues. Le vieux les gardait sous son matelas. Je les ai trouvées quand j’ai fait sa dernière toilette. Je les ai prises et je les ai lues. Tu es là à chaque ligne. Votre amour est là à chaque mot. Il n’a jamais abandonné.

Son regard retourne se planter sur la ligne inaccessible de son horizon personnel. Mais des larmes silencieuses coulent sur ses joues. Elle souffre donc elle vit. Rassurée je me lève pour me rendre dans le bureau du vieux et accomplir les formalités que ma tante est incapable de faire.

Tout de même… toutes ces années à vivre sous le même toit… ensemble et séparés. Toutes ces années où ma mère était promise au fils de la vieille. Tout ce bonheur planifié mué en haine viscérale.

Le notaire viendra pour la mise en bière… le croque mort aussi, ça va de soit ! Ce soir tout sera réglé. Toutes ces années d’humiliation et de torture résumées à ce petit cadavre fripé recroquevillé sous les draps. On m’a demandé si nous voulions un cercueil ouvert. J’ai dit non. Je l’ai assez vu le vieux ! J’ai dit aussi : le moins cher et le plus simple. Et j’espère qu’il nous voit et nous entend et qu’il en crève une seconde fois.

Toutes ces années à vivre ensemble, dans le bonheur promis d’un mariage de famille… Et puis un étranger arrive, un inconnu... et en quelques minutes... en quelques minutes... l’amour remplace la promesse.

Je place les cierges apportés par le curé de part et d’autre du lit de mort. Pour ce que ça lui servira !... Je le fais pour tante Martha… L’autre dans son costume du dimanche avec sa face de cire n’en profitera pas. Aucune extrême onction ne sauvera jamais âme pareille. Lui et la vieille iront brûler dans l’enfer qu’ils se sont tricoté.

Et puis un étranger arrive, un inconnu... et l’amour germe dans le sein de ma mère. Toutes ces années… et en un instant cet inconnu aux yeux limpides si différent et si libre…

Le vieux a enfermé la liberté à peine née dans des murs clos de glycines… La vieille a maudit la terre entière jusqu’à la fin des temps… Toutes ces années à cracher sa bile sur notre seuil. Son fils est parti Dieu sait où la queue entre les jambes. Loin de sa honte… loin d’elle aussi !

Toutes ces années… le vieux a tiré le verrou. Toutes ces années à effacer la tâche sur leur saleté d’honneur, tous les matins. Ma mère s’est évadée comme elle a pu mais moi cette haine m’a rendue forte … elle m’a rendue libre avant même de savoir ce qu’il en était.

Ce soir le vieux sera dans son cercueil. Demain mon père… l’étranger viendra nous emmener. La vieille pourra cracher à s’en dessécher le gosier. Je serai libre… et ma mère aussi. Elle n’aura plus besoin de son refuge vague et inaccessible. Demain l’étranger sera chez lui avec sa femme et sa fille… le diable et tous ses vieux démons auront beau se tortiller… le diable et tous ces vieux démons en crèveront et c’est bien fait !

Nous pourrons enfin profiter du parfum des glycines où que se trouve notre nouvelle fenêtre. »

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