Anesthésie
par Anita BELDIMAN-MOORE
- …comme si l’espoir secrétait ses propres endorphines. Alors oui, j’y crois ! Et ne me dis pas que ce n’est pas pareil pour toi. Nous avons fait notre maximum mais ce n’est plus entre nos mains. Ils feront au mieux et tout ira bien.
Je quitte une seconde des yeux le ruban de bitume pour la regarder. Assise à mes côté sur le siège passager, elle n’a pas voulu enlever son manteau malgré le chauffage qui marche bien. Son profil se découpe sur le ciel grisâtre comme un camée. La même immobilité. La même blancheur. A première vue on pourrait même croire qu’elle ne respire pas. Seules ses mains qu’elle croise et décroise sur ses genoux attestent de son statut d’être animé. Si je pouvais je l’aurais secouée pour qu’elle réagisse enfin !
- Tu m’entends ?
- Oui. Mais non, je n’y crois pas.
- C’est toujours pareil avec toi ! Il faut que tu voies le pire côté des choses.
- Je n’ai peut-être pas assez d’espoir ou alors il ne sait rien sécréter du tout. Ou plutôt chez moi l’espoir sécrèterait des anxiogènes ou des hormones du stress. Appelle ça le syndrome du chat échaudé ou du pessimisme ou de la superstition.
- Tu peux le dire ! En tout cas je refuse de te laisser m’embarquer là dedans.
- Je ne cherche à t’embarquer nulle part… et j’aimerais que tu en fasses autant.
- Mais bon sang ! C’est notre fils !
Je sens son exaspération à la façon qu’il a d’empoigner le volant et de s’avancer puis de reculer sur son siège comme s’il devait ajuster sa vision du périph’. Je sais, comme toujours, que je n’ai pas répondu comme il l’espérait. Toute ma vie j’ai eu l’impression d’être en porte-à-faux avec ce qu’il attendait de moi. Mais comment lui dire cette peur de voir m’échapper ce qui m’est le plus cher ? Comment lui dire mon incapacité viscérale à me réjouir à l’avance comme si c’était pêcher . Comme si des Parques jalouses pouvaient me remarquer et s’en prendre à ceux que j’aime.
- Je n’y croirai que lorsque je le serrerai dans mes bras réveillé et vivant. Ne m’oblige pas…
- Mais je ne t’oblige à rien ! Je te demande juste un peu d’optimisme. Tu as passé ta vie à doucher le moindre de mes projets, des mes envies, de mes espoirs justement. Au moins quand il s’agit de la vie de notre fils laisse-moi croire aux techniques de la médecine moderne sans prendre ton air de Cassandre.
- Je ne prend aucun air.
En effet, un masque aurait été plus mobile que son visage ! Comment peut on aimer et haïr quelqu’un aussi intensément au même moment ? Mais elle ne me volera pas ce moment intense d’espoir, cette certitude que Paul traversera cette épreuve pour nous revenir sain et sauf. Je ne la laisserai pas tuer cet espoir là comme elle a tué les autres. Avec pitié mais détermination comme on noie un chaton. Paul vivra malgré son fichu pessimisme !
- Il vivra !
- Ne m’oblige pas…
- Mais si bon sang, je vais t’obliger ! Cette fois je vais t’obliger à croire le meilleur. Notre fils est suivi par les meilleurs médecins, des professeurs ! Et dans un grand hôpital parisien par dessus le marché ! L’opération a déjà marché plein de fois ! C’est un garçon solide, il s’en tirera.
- …
- Dis quelque chose
- …
- Marie, bon sang !
- Laisse-la…
- Mais dis-lui toi ! Dis-lui de se dégeler ! Elle va lui porter la poisse à la fin !
- Laisse-la papa.
Je sais sans avoir à essayer d’attraper son visage dans le rétroviseur que maman a commencé à pleurer, en silence, sans un hoquet, comme un vase qui déborde. Je sais sans qu’il ait à s’en expliquer que papa s’enivre de la dispute, de son optimisme forcé pour oublier l’objet précis de toute cette discussion. En ce moment mon frère Paul subit une opération délicate décidée à la dernière minute et qui seule peut lui sauver la vie. Notre impuissance, notre peur et nos espoirs occupent trop d’espace dans nos cœurs et dans l’habitacle surchauffé de notre Clio familiale. Je ferme les yeux pour ne plus les entendre, pour laisser venir à moi ces endorphines sensées anesthésier ma peur. En les rouvrant je vois la tour Eiffel dont la silhouette découpe le soleil couchant. Nous approchons…
- N’ayez pas peur. Nous serons avec lui dans quelques minutes.
- Je n’ai pas peur. C’est ta mère…
- Jean, s’il te plaît…
Elle pose sa main sur ma cuisse d’un geste très doux. Elle sait que j’ai peur. J’ai peur pour lui et j’ai peur d’elle. De son instinct fulgurant. Si elle avait raison… Si je m’étais juste laissé anesthésier par leurs belles paroles…
- Tu as raison, ça ne sert à rien de penser au pire. Il faut juste penser à lui.
- Alors tu es d’accord, il y a un espoir.
- Oui.
Ses mains sur le volant se sont décrispées. Je l’envie d’avoir ainsi l’espoir chevillé au corps. Moi j’ai juste l’impression d’être morte. De ne pouvoir revivre que lorsque Paul m’aura parlé et touchée. C’est tellement injuste pour Jean, et pour Camille aussi. Mais je ne peux pas. L’espoir ne sécrète que du poison en moi.
- C’est la prochaine sortie, tu ferais bien de te ranger à droite.
- Je sais ce que je fais quand même…
Je ne les interromps pas. C’est ainsi qu’ils fonctionnent : ils avancent l’un contre l’autre. Comme si à force de pencher chacun trop fort d’un côté ils contribuaient à se redresser l’un l’autre. Je vois toute la détermination de papa à croire possible l’impossible. Et je sens toute la résistance de maman qui vibre à travers le dossier de son siège. Mais dans le fond papa a raison : l’espoir sécrète bel et bien ses propres endorphines… certains y sont juste plus insensibles que d’autres. Quant à moi, cet engourdissement, cette anesthésie qui fait écho à celle que Paul doit subir en ce moment même me convient. De toute façon dans quelques heures la réalité va nous rattraper. Quelle qu’elle soit.