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Dans la peau de l’autre

par Anita BELDIMAN-MOORE

C’était vraiment un couple sans histoires. Du côté mûr de la trentaine, sans enfants, bonne situation pour lui, oisiveté languide pour elle. De très bons voisins dont les fêtes n’étaient jamais très bruyantes et finissaient toujours avant 1h du matin.

Vraiment parfaits à tous égards. Même pour une vieille folle comme moi. Seul Astratae ne les aimait pas. Ou plutôt il ne l’aimait pas lui, le mari. Quand il était en sa présence, il hérissait son poil et poussait ce drôle de bruit de gorge qui voulait vraiment dire qu’il était en colère.

 

Il est vrai qu’à y regarder de plus près cet homme était presque trop parfait pour être honnête. Grand et élancé, les cheveux d’un châtain doré, légèrement ondulés, il était toujours remarquablement habillé : costume sombre coordonné, chemise à fines rayures et large cravate en soie colorée. Classique mais avec cette touche d’extravagance qui marque la véritable élégance masculine.

Il partait tôt le matin et ne rentrait jamais après 20h le soir, ce qui, pour le cadre de haut niveau qu’il semblait être, relevait de la grande gymnastique professionnelle.

 

Elle, de son côté, n’émergeait jamais avant 11h, toujours habillée avec d’amples chemisiers en coton, des jeans et des mocassins plats qui à eux seuls auraient pu régler le salaire du concierge de notre immeuble. Son petit nez aristocratique toujours chaussé de lunettes de soleil dont le sigle, pour être discret, n’en faisait pas moins rêver. Astratae l’aimait beaucoup. Et moi aussi à vrai dire. Elle avait l’air fragile et effarouché d’un moineau en hiver.

 

Je l’avais toujours bien aimée mais je me suis vraiment prise d’affection pour elle juste après sa fausse couche. C’était en janvier dernier. Cela faisait quelques semaines que je la voyais sortir encore plus tard que d’habitude de chez elle et revenir beaucoup plus tôt. Une fois, j’ai prétexté manquer de sucre et j’ai sonné chez elle vers 16h. J’aurais donné ma main à couper que je l’avais réveillée d’une sieste de plomb pourtant elle arborait toujours ses verres fumés comme une barrière entre elle et le reste du monde.

Mais quand je l’ai trouvée sanglotant sur les marches de l’escalier de service, je n’ai pas eu besoin de beaucoup l’interroger pour que cela sorte. Elle avait perdu son bébé. Enfin, ce qui avait eu le temps de se former en guise de bébé. Mais je n’ai pas voulu ergoter : une vieille fille comme moi ne comprend pas bien ce genre de choses mais elle a de l’éducation et fait faire preuve de tact ! Et puis la pauvre femme faisait vraiment pitié. Quand elle a enlevé ses lunettes de soleil pour éponger ses yeux, j’ai bien compris qu’elle avait bien d’autres soucis que sa fausse couche !

 

J’en ai parlé à Astratae le soir même et je pense que cela l’a contrarié tout comme moi. Il en a disparu une bonne moitié de la nuit ! De mon côté, j’ai ruminé les évènements de la journée au point que je ne dormais toujours pas sur le coup de minuit et demi quand j’ai entendu claquer la porte de mes voisins. Un peu plus tard Astratae vint me retrouver, se roulant en boule sur la liseuse près de la fenêtre avec un air de féline sérénité. C’était bien la première fois qu’il rentrait si tard.

 

*

**

 

Elle avait toujours cru que la vieille du 16B n’était qu’une folle qui vivait dans un monde parallèle où le seul être auquel elle s’adressait était son horrible chat noir. Dieu qu’elle s’en voulait ! C’était bien le premier et seul être humain qui se soit intéressé à elle depuis des années. Cette vieille folle et ce jeune interne des urgences qui lui avait fait le curetage après le… après la… après.

 

En rentrant elle avait enlevé ces abominables lunettes de soleil et osé se regarder en face pour la première fois depuis… depuis… depuis avant. Elle avait détesté la vision de son visage dans la glace. La blancheur cadavérique de son teint, ces yeux hagards et ce cocard plus indélébile et permanent que tous les maquillages.

 

Le téléphone avait sonné alors et elle avait sursauté au point d’en avoir mal dans la poitrine. Ses mains tremblaient quand elle avait décroché. C’était lui. Elle avait bien dû lui dire. Elle ne se rappelait plus de ce qu’il avait dit. Elle ne se souvenait que du son de sa voix. Mon Dieu comme elle aurait aimé pouvoir l’oublier cette voix !

 

Alors, comme en écho, sa propre voix, rauque et méconnaissable se mit à psalmodier :

 

  • Mon Dieu, je sais que ce n’est pas possible mais faites qu’il ne revienne pas ce soir. Faites qu’il ne revienne plus jamais. Mon Dieu, faites que ça change. Faites que tout change. Mon Dieu.

 

*

**

 

Il était hors de lui ! Il bossait dur près de 11h par jour pour leur payer ce superbe appartement avec vue sur le parc dans un immeuble bicentenaire avec concierge, cave et parking, triple ascenseur et voisinage select. Il ramenait des gens importants, des gens bien, et s’assurait du succès de toutes leurs fêtes. Il lui payait même une entreprise de nettoyage qui s’occupait de tout le ménage et de l’intendance. Tout ce qu’elle avait à faire c’est poser ses fesses sur le canapé et n’en bouger que 3h par jour le temps que les femmes de ménage fasse leur boulot !

 

Etre belle, sourire quand il fallait et ne jamais poser de questions ce n’était tout de même pas trop lui demander ! Mais non, il fallait qu’elle prenne toujours un air pleurnichard et plaintif qui le mettait hors de lui. Ca lui donnait envie de la secouer, de la battre. Bon, c’est vrai, parfois il la secouait bel et bien. Mais merde, elle savait qu’il ne supportait pas ses jérémiades ! Quand elle lui avait annoncé la bonne nouvelle, cela l’avait un peu contrarié : il n’avait pas prévu que ça vienne si tôt. Mais finalement cela lui avait fait plutôt plaisir et il l’avait même annoncé à son patron qui l’avait chaudement félicité. Dans sa posture, cela posait son homme de fonder enfin une famille au sens propre du terme. Et voilà qu’elle venait tout gâcher comme d’habitude. Putain, même être enceinte elle n’était pas foutue de le faire comme il faut ! Bon, c’est vrai il l’avait un peu bousculée l’autre soir mais si toutes les bonnes femmes qui prennent une baffe faisaient des fausses couches le problème de la surpopulation serait vite réglé.

Il avait raccroché brutalement, ivre de rage. Il était tellement hors de lui qu’il ne sut trouver d’excuse plausible pour partir plus tôt et dût rester jusqu’à ce que le dernier employé ait quitté les lieux.

 

Cela lui permit de retrouver quelque peu ses esprits. Assez pour se rendre compte que s’il rentrait directement il allait probablement l’étrangler et que ce serait plus dur à expliquer que les lunettes de soleil. Il décida donc de passer la soirée dans un bar et de ne rentrer qu’une fois qu’elle serait endormie.

 

En rentrant bien après minuit cette nuit là, il eut un choc : sur le pas de sa porte l’attendait le chat pelé de la sorcière d’à côté. Dos arqué, poils hérissés il grognait et crachait comme pour l’empêcher de franchir son propre seuil ! Il essaya bien de lui filer un coup de pied dans le ventre mais le chat, moins imbibé d’alcool et plus rapide de toute façon, esquiva le coup et disparut dans le couloir.

 

*

**

 

C’était bien la première fois qu’il rentrait si tard. Elle se força à respirer lentement comme si elle dormait et elle sentit bel et bien son corps s’alourdir comme si elle allait sombrer dans le sommeil. Elle l’entendit se mettre en pyjama dans le noir et se glisser sous les draps à ses côtés. Elle banda tous ses muscles dans un effort désespéré pour ne pas s’écarter quand son corps toucha le sien.

 

Le lendemain matin elle se leva comme d’habitude pour préparer le petit déjeuner. Elle se sentait comme engourdie, son corps toujours lourd et maladroit, comme emprunté dans chacun de ses gestes. Elle l’entendit entrer sous la douche et se dépêcha de mettre le café en route.

 

En sortant de la douche brûlante, il sentait bien que sa colère de la veille ne l’avait pas quitté. Elle s’accompagnait pourtant d’un sentiment de malaise confus qu’il attribua à la gueule de bois. Tout en se frictionnant avec le drap de bain, il se regarda dans la glace du lavabo et ne s’y vit pas ! Le miroir était recouvert d’une épaisse buée. Machinalement, par jeu, il traça, avec son doigt, dans la buée, le contour d’un objet puis il retira la buée de l’intérieur du contour et stupeur ! Ce n’était pas sa tête ! De stupeur il lâcha le drap de bain… ce n’était pas non plus son corps !

 

Le hurlement qu’il poussa alors fit accourir sa femme…

 

Sidérée, celle-ci le considéra longuement avant de s’avancer à son tour face au miroir. Ils étaient là, côté à côte, à se fixer par miroir interposé. Elle nue, une serviette à ses pieds. Lui en pyjama, un pot de confiture à la main.

 

La femme nue poussa un long gémissement qui semblait ne jamais devoir s’arrêter. L’homme, revenu de sa stupeur eut un léger sourire et dit d’une voix très calme et très douce :

 

  • Tu sais bien que j’ai horreur des jérémiades…

 

*

**

 

C’était vraiment un couple sans histoires. La quarantaine à l’horizon, toujours pas d’enfants… mais dans un sens c’était sans doute mieux ainsi. Leurs fêtes s’étaient espacées puis ils ne semblèrent plus vouloir en donner. Il faut dire que lui travaillait toujours beaucoup, pas dans la même branche mais sa reconversion avait été un vrai succès accompagné d’une reconnaissance sociale durable et méritée.

 

Elle, en revanche, avait mal supporté son oisiveté prolongée, comme beaucoup de ces femmes riches au foyer. Cette oisiveté associée à sa fausse couche avaient, semble-t-il, provoqué chez elle une profonde dépression. Elle passait ses journées enfermée dans sa chambre avec des miroirs de toutes tailles et de toutes formes.

Un dimanche après-midi, pour échapper à cette ambiance délétère, son mari sonna à ma porte avec un sachet du meilleur Keemun que l’on puisse trouver en ville. Il apportait également une petite balle en sisal pour Astratae qui accepta l’offrande avec toute la dignité de sa race. Et c’est ainsi qu’il prit l’habitude de passer chez moi chaque dimanche pour boire le thé.

 

La longue dépression de sa pauvre femme s’éternisant, elle avait dû être placée dans une institution spécialisée. Institution dans laquelle son mari lui rendait visite toutes les semaines, avec dévotion. Cependant, malgré le soin et l’attention qu’il lui prodiguait, elle faisait de telles crises de névrose aigües après ses visites que les médecins se virent bientôt obligés de conseiller à l’époux aimant de se faire violence et de ne plus lui se montrer.

 

Moi je sais qu’il n’a pas dû se faire tant violence que ça. Je l’ai vu au soulagement dans ses yeux alors que nous prenions le thé le dimanche suivant. La vieille folle que je suis remarque bien plus de choses qu’on ne croit. Mais je n’ai pas insisté. Après tout il est bien normal qu’il profite enfin de sa tranquillité retrouvée.

 

Nos rendez-vous dominicaux sont de petits rituels paisibles. Nous sirotons le divin breuvage en contemplant la fameuse vue sur le parc. Nous n’éprouvons pas forcément le besoin de parler. Nos échanges sont d’un ordre plus spirituel si j’ose dire. Parfois Astratae lui fait l’honneur de se lover sur ses genoux.

 

De temps en temps nous commentons le temps qui passe à l’aune des changements des arbres et du gazon. Un jour je lui raconterai comme ce parc avait été infiniment plus beau avant qu’ils ne construisent tous ces immeubles. Avant qu’ils ne construisent notre immeuble.

 

Je sais qu’elle ne sera pas plus surprise que cela. Je l’ai vu dans ses yeux. On voit beaucoup de choses dans ses yeux depuis qu’elle ne porte plus ces maudites lunettes. Des yeux qu’elle a fort beaux ma foi. Eux n’ont pas changé d’ailleurs -sauf qu’ils ne sont plus hagards, cela va de soi. Mais pour le reste, Dieu merci, tout change pour peu que l’on veuille s’en donner la peine.

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